Dimanche 3 août 2015. Dans la nuit sombre à la lueur faible de la lune les obus s’abattent au loin sur les habitations fragiles de quelque famille du Donbass. Les coups partent, les uns après les autres, parfois presque en rafale. Je n’entends pas siffler l’obus, je suis trop loin, mais j’imagine bien son sifflement. Je me souviens des récits d’Henri Barbusse, de Dorgelès ou encore de Maurice Genevoix. A l’oreille les poilus pouvaient reconnaître le calibre des canons qui tiraient. Ici c’est un peu pareil. L’instant silencieux faisant place au chaos et aux décombres retombant un peu partout au sol, ce sont les maisons du Donbass qui éclatent. Dans ces maisons, dans ces immeubles vivent beaucoup de familles, d’enfants, de vieillards. Je me souviens de l’école de la République où l’on nous racontait «l’infâme Napoléon». Diable si ces hommes-là, les volontaires de 1791 se trouvaient encore de ce monde que penseraient-ils de ce massacre ?
A peine le coup lâché, peut-être dans les hurlements de satisfaction des artilleurs, l’obus prend de la hauteur, oscille et retombe dans un sifflement avant de percuter finalement un peu au hasard les lignes des insurgés ou les habitations de leurs familles. Je revois encore cette vidéo délirante de l’été 2014, trois tankistes ukrainiens écoutant de la musique beuglaient comme des veaux à chaque coup tiré… des obus tirés sur des habitations civiles. Les bougres hurlaient et s’esclaffaient à coup au but. L’obus qui incline sa courbe pour ensuite ravager l’existence de gens comme tout le monde, ne hurle pas, il siffle. Beaucoup n’explosent pas m’indiquait un volontaire. Selon lui, en secret dans les bataillons d’artillerie ukrainiens il y a des saboteurs qui faussent les réglages, dérèglent les minuteurs, s’arrangent pour que les munitions ne soient finalement pas efficaces. S’il n’y avait que des saboteurs dans les rangs ukrainiens alors sans doute oui, l’Ukraine pourrait encore avoir le visage d’une vraie Nation. Mais trop de gens dans le Donbass sont déjà morts.
Cet obus pourtant a été travaillé par un ouvrier qualifié dans une usine, il a nourrit une famille si l’on peut dire. Il a surtout permis à une firme d’armement d’ici ou d’ailleurs d’aligner un chiffre sur un quelconque programme de comptabilité. Un de vendu. Un simple chiffre sur le bilan comptable d’une entreprise pas comme les autres. L’obus lui finalement se transforme aussi en argent sonnant et trébuchant, des euros. Ils transitent d’une banque à une autre. Une caisse de plus pour les artilleurs ukrainiens. L’argent n’est pas un problème réel pour l’Ukraine, à de nombreuses reprises FMI, USA, Union européenne ont mis généreusement la main à la poche pour que l’Ukraine puisse se payer le luxe d’acheter de quoi provoquer les cris et les clameurs d’artilleurs décérébrés. Et cela dure depuis plus d’un an, plus d’un an ! Combien d’obus ont été tirés ? Des milliers, des dizaines de milliers, plus ? Rien que dans les soirées de vendredi et samedi, pas moins de 500 ! Un bon business, un marché bien lucratif. Vos impôts français ne servent pas seulement à grassement payer une classe politique rassasiée mais paradoxalement avide de pouvoirs. Crédit illimité pour le Président Porochenko, que ses canons tirent… l’addition viendra en son temps, la Grèce est à vendre, mais l’Ukraine ne l’est pas moins !
Le décor change, je déambule dans les rues de Donetsk, le soleil écrasant domine toujours la ville. Au loin des cheminées fument, je rencontre sur mon chemin un « Ent » du Donbass, la rencontre est curieuse, Sylvebarbe lui aussi parlait de cheminées qui fument en Isengard. Mon curieux intermède tolkienien s’interrompt brusquement à la vue d’un véhicule bigarré qui croise ma route. Il pétarade et suffoque le long de la route. Décidément non nous ne sommes pas dans l’antique forêt de Fangorn. Pourtant les canons des Ukrainiens eux fument toutes les nuits. Hélas. Autour de moi les rues sont vides. Je suis sur une grande artère, je me rends au marché couvert, j’espère y trouver quelques choses essentielles pour ma vie domestique qui décidément m’éloigne de la Terre des milieux. Je me trouve plus tard devant un kiosque, non loin une gare d’autobus embarque son lot de voyageurs. L’endroit est vivant, des tables fixes à hauteur de torse permettent aux voyageurs en transit de boire avant le départ ou à l’arrivée un café ou un thé. La restauration rapide chère aux slaves et parfois peu engageante se trouve étalée tout le long du magasin. Une vendeuse attend ma commande, « un thé vert s’il vous plaît ».
Je paye les cinq roubles demandés, c’est à peine huit centimes d’euros. A mon accent elle repère ma condition d’étranger. Là-bas une autre m’avait prêté du sang arabe et aristocrate, je comprends bien la première remarque, les photos de mes ancêtres bressans, le pays des cheminées sarrasines expliquent cela. La seconde me laisse perplexe mais m’amuse, je n’ai pas trouvé de sang bleu dans ma généalogie paternelle, à peine ces braves gens ont-ils parcouru 50 kilomètres à l’intérieur même de l’obscur canton de Saint-Trivier-de-Courtes. Celle-ci me lance un « Italiano ? », « Niet Franzouss ! ». La conversation s’engage, la femme environ de mon âge me parle vite d’une grand-mère disparue en France durant la Seconde Guerre mondiale. L’histoire me rappelle celle des Lethulle, famille que j’ai guidé en Russie l’été 2014 à la découverte de leurs origines russes. Leur grand-mère aussi avait été déportée en Allemagne pour travailler dans les usines. C’est là qu’elle avait rencontré son futur mari… français. L’histoire est la même, elles furent sans doute des centaines de milliers, et quelques milliers d’entre elles ne revinrent jamais dans leur mère Patrie.
Je l’interroge, elle ne sait pas grand-chose, se souvient de lui avoir écrit il y a longtemps, 40 ans me dit-elle ! Rien ne s’est conservé de ce contact, ni le lieu en France, ni son nom d’épouse, ni les lettres. Une histoire qui restera dans l’ombre. Son intérêt grandit, elle plaisante avec sa collègue l’interrogeant sur ma présence « C’est un Français, as-tu un message à faire passer en France ! », « Certes non, mais parle-t-il russe ton Français ? », « Oui avec un accent, mais il parle », « Que fait-il donc là ? », « C’est un journaliste… », « Mon Dieu de la propagande, il fait de la propagande !!! ». Nous rigolons gaiement, je ne peux leur en vouloir, la propagande russophobe et anti Donbass je connais en effet. Elles comprennent toutefois que je ne suis pas un ennemi, je boirais un deuxième thé, un chat-souris, comprenne qui pourra s’approche de moi. Il est minuscule, à la proximité de ce lieu de restauration, alors qu’une vendeuse de glace et une autre de Kvas (la boisson nationale des Russes) se trouvent non loin, le petit félin est nourrit, pauvrement mais assez pour survivre. Il recherche ma compagnie et mes caresses. La vendeuse me lance un « emmenez-le en France ! ». Je réponds que je serai ici au moins un an, la réponse surprend mon monde. C’est avec reconnaissance qu’ils me laisseront finalement partir, je refuse un troisième thé, la dernière question me désarçonne toutefois « Les Français sont-ils nos amis ? ».
Avec désarroi je ne sais que lui répondre. Dois-je lui dire que chaque jour d’infâmes journalistes qui n’en portent que le nom nient jusqu’à leur droit de vivre et souillent leurs morts ? Que dois-je dire ? « La propagande est forte en France, forte et sale », les deux vendeuses hochent la tête, elles ont compris, mais j’emporterais avec moi ce jour-là la reconnaissance de leurs regards. Dieu merci je me trouve là pour relever notre drapeau, je m’éloigne toutefois avec un vague à l’âme et un réel malaise de savoir que dans mon pays, des gens les ont déjà enterrés vivants. Je me rassure moi-même en m’encourageant de la voix, finalement, il en reste assez de Français, il en restera toujours assez.
Laurent Brayard
6 Comments
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Michel
Respects, monsieur le journaliste ! Respects ! J’ai vous ai lu et …. et j’en suis ému ! Que Dieu vous protège tous, là bas dans ce Pays en guerre, “ sous la botte satanique de l’Empire de N.O.M. “ ! Amen Michel !
Manu
Dérangeant, tristement réaliste, mais ça fait plaisir à lire.
Will Summer
Oui, les Français sont les amis du Donbass, même s’ils l’ont, pour la plupart d’entre eux, oublié. Lorsque la mémoire leur reviendra, ils auront toujours leurs yeux pour en pleurer…
Luisa
Article émouvant. Je conserve et je ferai circuler… au Québec !
wnuk
Moi aussi.Je suis un polonaise, et un grand ami du Donbas.