Donetsk, un début de soirée dans la canicule. Le match de foot, Derby Donetsk-Lougansk bat son plein depuis une bonne trentaine de minutes. Nous sommes plusieurs étrangers sur le premier rang des gradins, Italien, Espagnol, Polonais, Américain, Russe et moi-même. Nos discussions dans diverses langues attirent l’attention d’Ivan. C’est un homme d’une cinquantaine d’année, sa chemise qui serait démodée en France fait très couleur locale, il porte aux pieds d’improbables chaussures de ville avec un pantalon anthracite mal coupé. Son visage est buriné, ses mains de travailleurs dénotent avec les nôtres, trop propres, trop fines, mais l’homme écoute puis demande qui nous sommes. Nous ne sommes que deux à parler russe, la discussion s’engage… elle durera une bonne heure.
Ivan m’étonne, derrière son sourire dévoilant quelques dents en or, derrière son aspect de rude mineur du Donbass, l’homme se révèle cultivé et fin connaisseur en histoire, en géopolitique, en littérature. Il m’épate, car derrière sa rude profession, je découvre intelligence, facilité d’expression, cohérence et construction des propos. Nous avons affaire à l’un de ces ignorés du peuple du Donbass qui n’a jamais la parole. Alors j’écoute, j’écoute et j’essaye de le guider dans sa pensée, je veux savoir : « Vous savez, moi je suis né en Union soviétique, personne ne m’a demandé mon avis lorsque je suis soudainement devenu Ukrainien en 1991. Je ne me suis jamais senti Ukrainien, ni même Russe, vous comprenez, la Russie c’est encore autre chose, ici c’est le Donbass, mais moi je me suis toujours considéré comme le membre d’une grande fratrie, celle de l’Union soviétique, celle des peuples qui en faisaient partie. Lorsque cela a commencé dans l’Ouest, je me suis dit, « Slava Oukraïni » (Gloire à l’Ukraine) passe encore, mais « Slava Geroiam » cela ne passait pas, qu’est-ce que cela voulait dire d’encenser des collaborateurs d’Hitler ? Je n’ai jamais été contre les Ukrainiens, pas même finalement maintenant, mais ce qu’ils font, du moins ce que ce régime fait c’est assez abominable, ici c’est chez nous. Ce que nous deviendrons je n’en sais rien, indépendants ? Dans la Russie ? Finalement nous n’avons pas besoin des oligarques, nous n’en voulons plus, peu importe leur provenance. L’Ukraine veut se trouver indépendante ? Nous aussi ! Alors chacun chez soi, la paix c’est le plus important mais pas au prix demandé par Kiev, nous ne serons plus jamais Ukrainiens ».
Cette première rencontre et discussion, finalement politique avec un habitant du Donbass sera suivie de beaucoup d’autres. Ce sont les hommes étrangement qui m’en parlent le plus. Je suis à l’affût de ces moments où je peux me trouver au contact de la population. Je regarde les gens passer, m’asseyant souvent dans quelque parc, stoppant à un carrefour, j’observe. Dans le cœur d’un café grec un autre homme m’aborde finalement. Son apparence trahi l’homme bien installé. Ses vêtements sont occidentaux, il porte un petit chapeau à l’italienne, son visage est lisse, celui des hommes qui n’ont pas forcé. Il peut avoir lui aussi le milieu de la cinquantaine. Il s’appelle Vladislav, c’est un entrepreneur qui autrefois avait en sa possession une chaîne de magasins d’alimentation et de nombreuses épiceries dans la ville de Donetsk. Il habite une confortable villa cossue et pourvue d’une piscine dans le centre. Lui aussi commence à s’exprimer et c’est avec la plus grande attention que j’écoute son opinion : « De quoi parle-t-on au sujet du peuple du Donbass ? Pour moi, il n’y a pas de peuple du Donbass. J’ai perdu tous mes commerces et ma maison a reçu un obus qui aurait pu me tuer le projectile ayant frappé ma chambre à coucher. Pour ma part je ne crois pas que nous ayons besoin de la Russie, mais je suis certain que nous n’avons pas besoin de l’Ukraine. Du moins de l’Ukraine des oligarques de Kiev, Porochenko et toute la clique. C’est tous les habitants de l’Ukraine d’avant Maïdan qui supportent aujourd’hui cette guerre inutile et injuste. J’espère que ce régime chutera, je sais que c’est difficile à penser mais j’espère que les Ukrainiens de l’Ouest finiront par les chasser. Ils sont responsables de tout ça. Je ne suis pas Russe vous savez, je suis né ici, j’ai vécu ici et j’ai prospéré ici. Combien de temps cela durera, je n’en sais, mais bien assez longtemps, les gens meurent, il faudra bien que cela s’arrête un jour. Ce sera sans tous ces politiciens, j’en suis sûr ».
Le discours bien que différent et de deux hommes fondamentalement opposés par la classe sociale, la façon de vivre et l’occidentalisation visible du second font réfléchir. Je reste curieux et attentif, nous passerons également un bon moment avec Vladislav, nous quittant en nous promettant de nous revoir lorsque des jours meilleurs arriveront. Les jours passent, je m’étonne parfois finalement de la continuation de la vie ici. Au hasard des discussions surprise à la volée, j’entends parfois des gens parler des bombardements, des feux, des morts. Ce sont les femmes cette fois-ci qui parlent. Non loin de mon appartement, mes pas m’emportent vers une série de kiosques. J’aime ces endroits vivants, toujours fréquentés de personnages pittoresques, de promeneurs, de soldats aussi. Une caserne se trouve non loin, de nombreux militaires portent le même insigne. Personne ne me prête attention, je décide de m’en retourner après avoir mangé sur le pouce. Soudain, un grand-père m’interpelle : « C’est dans quelle direction qu’il faut aller pour prendre le bus pour XXX ? ». Je ne sais quoi lui répondre, indique que je suis Français et journaliste, l’homme sourit et entame aussitôt la discussion. Bavards, nous resterons ainsi à un coin de rue pendant une heure : « Moi vous savez je suis né en Russie, loin dans l’Oural. Je suis arrivé ici lorsque j’étais un petit garçon et j’ai vécu et travaillé toute ma vie à Donetsk. J’étais mineur et je suis à la retraite ». C’est un petit gaillard qui ne paye pas de mine, un large sourire rarement vissé sur les lèvres slaves illumine son visage. Une casquette bien planté sur sa rude tête de travailleur, il porte les habits de sa modeste condition.
« Je ne sais pas ce qu’il se passe en France, c’est un peu honteux ce que fait votre président, je me souviens de De Gaulle, ça c’était vraiment un grand président. J’ai bien l’impression qu’il n’y a pas grand monde chez vous qui comprenne quoi que ce soit à ce qu’il se passe ici. Il faut que vous leur disiez, vous savez. J’habite une petite maison dans la périphérie de Donetsk, toutes les nuits ou presque les Ukrainiens nous bombardent. Ils ne s’attaquent pas à nos soldats, mais à notre peuple. Les gens qu’ils tuent, ce sont des enfants, des personnes âgées, des femmes, des familles. Ces bandéristes ce sont vraiment des nazis, vous devez comprendre que j’aurais pu partir dans l’Oural où j’ai encore de la famille. Mais c’est ma terre ici, autant que là-bas en Russie. Poutine ce n’est peut-être pas le meilleur des présidents, nous n’avons-nous autres du petit peuple, les simples gens, sans doute pas grand-chose à attendre, mais ici nous sommes Russes, nous avons toujours été Russes, la quantité de Russes qui habitent ici est écrasante, alors nous ne pouvions pas accepter ce qu’ils font à Kiev, la guerre, ce régime, ce Porochenko, le Roi du Chocolat, vous pensez ! Les Américains peuvent bien le supporter, qu’ils n’oublient pas que nous n’avons jamais été vaincus chez nous. Qu’ils se souviennent du Vietnam ! Ils auront beau faire, nous avons déjà décidé, pourquoi en Ecosse les Anglais laisseraient faire un référendum pour l’indépendance et nous, nous n’y aurions pas droit ? Expliquez-moi ça ! » L’argument frappe et résonne, pourquoi leur droit à disposer d’eux-mêmes est-il si honteusement floué ?
L’homme me quitte en me serrant longuement la main, « c’est bien ce que vous faites, je m’appelle Ioura, vous devriez rester avec nous, ou en Russie, vous êtes des nôtres, vous qui êtes venus ici pour nous aider, personne ne vous fera d’ennuis chez nous, vous verrez ! Aller mon garçon, je dois attraper un des derniers bus, prenez bien soin de vous, merci pour ce que vous faites ! ». L’homme s’en va d’un pas alerte, me laissant à ma méditation. Ce soir sa maison pourrait être la proie des flammes, c’est là une triste réalité.
Laurent Brayard
6 Comments
Michel
Laurent Brayard ; ” Tintin reporter ” du 21° siècle au Pays du Donbass ! ( Très bien écrit cet article ! Belle plume, le Monsieur qui nous décrit la guerre ! ) Respect au journaliste en milieu hostile ! Amen Michel !
Michel
Monsieur Laurent Brayard ; de là haut où il se trouve en Paix depuis le 16 mai 1932 , Albert Londres vous regard à l’ouvrage de votre beau métier, et apprécie les bons mots et belles phrases que vous utilisez pour bien nous décrire ce que vous voyez dans ce Pays en guerre ; guerre civile oubliée de tout vos confrères serviles et soumis aux mensonges qu’on leur impose ! Honneur à vous !
Laurent Brayard
Merci Michel, je vois passer vos commentaires, je les lis, j’ai peu de temps mais je vous lis aussi et je tenais à vous remercier de vos bons mots et bonnes paroles, bien à vous
Luisa
Merci pour ces beaux reportages réalisés auprès du “vrai monde”. C’est ce qui nous manquait cruellement, à nous, francophones, depuis le début de ce conflit. Je suis canadienne. Notre société d’information d’état a retiré son dernier correspondant à Moscou en été 2014, preuve qu’elle a l’intention délibérée de ne pas nous informer.
Petite question : Qu’en est-il des autorisations de circuler dans cette région pour un journaliste ? Qui contrôle l’entrée des personnes ? Si un journaliste de Radio-Canada voulait aller faire un reportage, serait-il empêché par les autorités de la DPR, étant donné le parti pris des médias mainstream ? Est-ce Kiev qui empêche les médias occidentaux de s’y rendre et de rapporter ce qui s’y passe réellement ? Je pose la question car ceux avec qui j’échange sur les fils de discussion de radio-canada prétendent que les journalistes occidentaux (pro-US) n’ont pas droit de s’y rendre. Que pouvez-vous m’en dire.
Je vous laisse avec un lien sur la dernière nouvelle que nous avons eu sur l’Ukraine, dui date du 17 août, au bas de laquelle vous pourrez lire le genre d’échange que nous avons entre lecteurs.
http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/international/2015/08/17/005-affrontements-est-ukraine-rebelles-prorusses.shtml
Michel
Idem , Monsieur Tintin ! Que Dieu vous protège ! Amen Michel !
sam1871
Merci Laurent pour ces billets qui nous permettent de ne pas oublier nos amis du Donbass et ceux qui luttent contre l’oppression de KIEV. Dites leur bien qu’en France il n’y a pas que des gens comme le Président et que ce dernier ne “représente” même pas 10% des Français. Nous avons également quelques hommes politiques (F.Asselineau) qui soutiennent sans équivoque cette région ainsi également que la Crimée.
Soutient total aux peuples résistants !!!