Pavel Goubarev, l’un des leaders du Printemps Russe de 2014, le gouverneur populaire de la région de Donetsk, le leader du mouvement populaire Novorossia, a raconté à IA REGNUM pourquoi il ne renonce pas au terme de Novorossia.
– Ces derniers temps, dans l’espace public, c’est à qui déclarera la fermeture du projet Novorossia…
– Dès que Oleg Tsarev l’a déclaré, j’ai mis un commentaire dans Facebook, du genre qu’il ne faut pas confondre ce petit « enclos » qu’il a défini sous l’appellation de « Parlement de Novorossia » et qui n’a toujours pas commencé à travailler pour de bon, avec le grand projet idéologique qui est une partie du grand puzzle appelé « Civilisation Russe ». La Novorossia est vivante tant qu’elle l’est dans nos cœurs, et personne ne l’en arrachera .
C’est vrai, le scénario du Printemps Russe de 2014 n’est pas réalisé dans les circonstances présentes, sur les territoires que l’on projetait d’inclure dans la Novorossia règne sans partage un pouvoir fasciste : il n’y a pas de liberté de la presse, les chaînes russes sont coupées, les sites d’opposition bannis, on traîne au SBU les rédacteurs des ressources informatives qui expriment des avis de la plus infime divergence avec la position de Kiev. Il n’existe simplement aucune condition, là bas, pour une confrontation politique légale, une véritable machine à punir est en route, que l’on ne peut même décemment nommer des services spéciaux. J’ai eu l’occasion de fréquenter certains libéraux russes, qui m’ont posé la question suivante : « Eh bien, et où avez-vous donc ici (ils voulaient dire en Ukraine) vu du fascisme ? » Très bien, les gars, et alors pourquoi ai-je fait un séjour en prison ? Seulement parce que j’ai publiquement exprimé l’idée de la nécessité d’une réforme constitutionnelle, du passage d’un état unifié à une fédération. En quelque sorte, mes paroles correspondaient en tout à la norme européenne. J’irais même plus loin : ils ont défini comme terroriste le quart de la population du pays, ont lancé l’armée contre le peuple révolté, ont commencé des tirs d’artillerie et de roquettes sur des villes paisibles. Tous les 14 signes distinctifs d’un état fasciste, selon Laurence Britt, sont identifiables dans l’Ukraine actuelle…
– Et comment alors, en de telles conditions, se battre pour la Novorossia ?
– Notre mouvement politique du même nom s’est donné un but plus ambitieux. Ce n’est pas seulement la partition de l’Ukraine. Nous voulons la « russifier » entièrement, de Lougansk à Tchop (la ville la plus occidentale d’Ukraine). C’est en cela que consiste notre sainte mission, à laquelle personne ne nous forcera à renoncer…
– Et comment avez-vous l’intention de conduire ce processus avec les habitants, par exemple, de cette même Galicie ?
– Hé, on en a fait plus ou moins des Ukrainiens, au cours des 150 dernières années ? Et s’il est possible de transformer des Russes en des sortes « d’Ukrainiens » hostiles au peuple russe, alors cela signifie qu’on peut enclencher le processus inverse. Je ne prétends pas que nous atteindrons ce but en une année ou en deux, trois ou quatre… Mais si de telles choses sont à la portée de l’Occident, alors nous pouvons aussi apprendre à le faire.
– Mais pour commencer, il faut détruire les trois principaux ennemis de l’état ukrainien : le nazisme, l’unitarisme et l’oligarchie.
– Comment nous casserons les reins du nazisme ukrainien, que ce soit à la suite du combat politique ou des succès militaires, et ensuite du combat politique, de la défaite militaire totale avec un tribunal analogue à celui de Nuremberg en conséquence, ce n’est pas important. Nous vaincrons indépendamment des conditions où nous met la réalité. L’unitarisme, pour un état avec une ethnogenèse si complexe, et une culturogenèse non moins complexe, est contrindiqué. L’Ukraine peut être comparée à un grand patchwork, cousu selon une série d’accidents historiques, tels que la la réunion à l’Ukraine par Lénine de la Novorossia, de la Galicie et de la Transcarpathie par Staline, ou le « cadeau » de la Crimée fait par Khroutchev. Les évènements de l’année passée ont montré de façon évidente que l’unitarisme est ce qui tue l’Ukraine en tant qu’état.
Et bien sûr, le troisième ennemi, ce sont les oligarques. Ce sont justement ces gens qui ont retourné à l’envers le processus politique normal, une partie d’entre eux a adopté le projet galicien de nationalisme intégral pour consolider sa propre position, a conduit la société au Maïdan et ont organisé le coup d’état qui, sans aucun doute, fut fondamentalement mis en scène de l’extérieur, mais avec sa participation active. C’est seulement après avoir vidé ces abcès que nous pourrons construire une Ukraine normale, en nous fondant sur des principes véritablement européens.
– Voici que maintenant vous parlez de l’Ukraine. Que devient la Novorossia ?
– Si l’Ukraine reste unie, la Novorossia vivra quand même. Comment faire autrement ? Au besoin dans le cadre d’un projet culturel-idéologique. Nous la défendrons dans ce contexte et ensuite nous verrons. Aujourd’hui, malheureusement, il n’y a pas de prémisses pour la fondation d’un état qui porterait ce nom. Et ce n’est pas notre faute, les décisions appartiennent à des joueurs plus grands et plus puissants. Dans la situation qui s’installe, nager à contre-courant n’a pas de sens. Je suis persuadé que s’il y a des choses sur lesquelles on peut avoir de l’influence, il faut alors s’adapter, et développer les méthodes de combat qui peuvent être mises en œuvre dans le cadre d’une stratégie globale. A présent, on mise sur les accords de Minsk. Ce qui, en principe, nous convient. A l’étape actuelle. Au moins en cela qu’ils ont permis d’arrêter la guerre fratricide. Et ensuite on pourra s’asseoir et discuter. Je suis sûr que ce sera déjà une autre discussion. Rien à voir avec celle qu’on a lorsqu’on parle russe à la tribune de la Rada, et que la fraction Svoboda te siffle pour cela.
– Vous croyez à une discussion sur un pied d’égalité ? Car cette même Svoboda et les fractions qui lui ressemblent sont visiblement enivrées par leur propre impunité…
– L’euphorie passera quand viendra la faillite. En une seule année, ils ont emprunté plus d’argent à l’Occident que leurs prédécesseurs en dix ans de pouvoir. Et qui va rendre tout cela ? Aujourd’hui, le montant moyen de la retraite en Ukraine, après qu’on a supprimé toutes les allocations sociales, se monte à 900 grivnas. C’est quarante dollars ! Combien de temps un tel pays peut-il faire la guerre ?
En tous cas, la décision d’aller à Minsk avait probablement une raison, une logique que nous ne pouvons pénétrer à présent. Mais souvenons-nous combien nous avons reproché à Alexandre III de ne pas avoir secouru nos frères slaves. Et aujourd’hui, on dit de lui qu’il est le seul tsar pendant le règne duquel aucun soldat russe n’a péri, l’économie du pays a fait un bond colossal grâce à une paix inhabituelle pour l’histoire russe…
D’ailleurs, nous comprenons aussi aujourd’hui, que l’économie de la Russie est trop intégrée dans l’économie mondiale. Et les sanctions causent au pays un tort immense, la société le sent. Par exemple, quand je passe la frontière, les douaniers russes me demandent souvent pourquoi nous avons «préparé un tel gâchis », « on nous a donné cette Crimée, et on a diminué notre salaire de dix pour cent ». Cela existe. Et c’est peut-être pour soulager la pression sur le pays que la direction de la Russie a accepté de telles reculades.
– Il ressort de tout cela que c’est toujours quelqu’un d’autre qui décide pour vous, avant c’était à Kiev, maintenant à Moscou. N’est-il pas vexant qu’à l’instar de tous les autres processus qui ont commencé au Sud-Est, vous soyez maintenant laissé sur le bas-côté ?
– Nous verrons dans quelle mesure chacun des leaders du Printemps russes pourra se révéler dans ces nouvelles conditions. Chacun de nous a son talent particulier, son charisme, sa volonté. Mais maintenant, il me semble, il est très important de formuler notre propre théorie politique. Je m’en suis occupé. On ne peut construire un bâtiment sans fondations, faire de la politique sans comprendre ce qu’on en attend. Je considère qu’il est très important, en s’engageant là dedans, de fuir les trois tentations que sont l’amour du pouvoir, la cupidité, l’amour des plaisirs. Il nous faut rester précisément cette élite populaire qu’a vu en nous le peuple sur la vague de la passion suscitée par les manifestations, et qu’il s’est choisie. Je pense que c’est pour cette raison que nous sommes une élite, dans la conception pure et cristalline du terme. Parce que nous n’étions motivés ni par le pouvoir ni par les biens matériels, mais en notre temps, sans crainte, nous avons conduit le peuple au combat. Et c’est très important, quand on désire rester la classe dominante à la suite d’un combat politique, de ne pas perdre ces idéaux. Je suis prêt à cela.
– Vous dites sans arrêt qu’il faut s’engager dans la politique, mais il ne faut pas se voiler la face, les évènements en Novorossia se sont produits grâce à la liberté du débat politique qui existait dans l’Ukraine d’avant la junte. Dans l’Ukraine actuelle, dans les républiques du Donbass, en Russie, on n’observe rien de tel. Comment allez-vous débuter ne politique, quand il n’existe simplement pas de milieu favorable ?
– Oui, au stade actuel, des choses comme le pouvoir du peuple et la justice sociale ont cessé d’être à l’ordre du jour… Dans cette Ukraine, on pouvait plus ou moins s’exprimer, mais le processus politique dévalait constamment dans une véritable pagaille. Ce que nous observons aujourd’hui dans les républiques du Donbass rappelle davantage un calque de la réalité russe existante, quelque peu spécifique et inhabituelle pour nous. Mais c’est la guerre ! Et nous ne pouvons discuter du pouvoir populaire et des droits civiques quand éclatent des obus. Maintenant, c’est justement le calque russe qui est plus efficace que n’importe quelle autre forme d’organisation. C’est un système viable qui ne contredit pas l’esprit du temps. Quand c’est la guerre, il n’y a pas de démocratie. Il y a une administration, des décisions administratives, dures, parfois excessivement. Mais à présent, c’est justement cela qu’il faut faire.
Cependant, la guerre finira un jour. C’est pourquoi nous ne cessons pas de transférer dans la société notre vision du gouvernement idéal. J’ai dernièrement terminé le brouillon d’un livre que je veux publier cet été. Il sera composé de deux parties. La première chronologique, exposant comment s’est déroulé notre combat. La deuxième idéologique, racontant comment nous comprenons la justice, le pouvoir populaire, ce que représente pour nous le monde russe, et quelles valeurs fondamentales sont contenues dans ce concept.
En fin de compte, une révolution populaire s’est quand même produite au Donbass. L’élite précédente s’est complètement écroulée, de nouvelles personnes sont arrivées. Et nous avons pris un part assez importante à ce processus. L’énergie née du printemps russe ne disparaîtra pas. Et si l’on essaie de nous imposer ce qu’il y avait avant, rien de bon n’en sortira. Des réformes sont nécessaires, elles sont d’une nécessité vitale. En effet, qu’est-ce qui est caractéristique du Russe ? Il est prêt à donner sa vie, à engager son âme pour la justice. Le peuple russe est en effet un peuple-guerrier, non au sens militaire, mais justement sur le plan de la compréhension de cette justice universelle. Ce n’est pas le regard galicien chauvin sur les choses, façon Clochemerle. Selon Dostoïevski, le Russe est l’Homme universel. Et c’est en cela, à mon avis, que consiste la mission du peuple russe, apporter la justice au monde. Quand une seule nation ne va pas dicter sa loi à toutes les autres. Imprimer de la monnaie pour tous, et par ce moyen, spolier les autres peuples de leurs ressources naturelles, de leurs marchandises, exploiter leur force de travail. C’est quand même injuste ! On doit vivre selon sa conscience. Pour le Russe, c’est le plus important.
– On a l’impression que Moscou veut tester sur les deux républiques la viabilité de deux projets russes : post impérial, russe-orthodoxe (la RPD) et postsoviétique (la RPL). De là la symbolique correspondante de ces républiques. A votre avis, cette conclusion est-elle loin de la vérité ?
– La symbolique de nos républiques, me semble-t-il, provient directement des préférences personnelles de Plotnitski et Pourguine. Ce dernier a pris pour base du drapeau national celui de son organisation « la République de Donetsk ». Qu’avaient inventé déjà dans les années 80 les représentants du mouvement International du Donbass. La symbolique de la RPL, c’est un remake complet avec une certaine inclination vers l’époque soviétique. Et cela ne veut pas dire qu’en RPL, il y a peu de partisans du discours orthodoxe-impérial, et en RPD, du discours soviétique. Au Donbass, en principe, s’est formée une enclave ethno-territoriale russe assez monolithique, en dépit du fait que vivent ici beaucoup de nationalités, des Tatars, des Grecs, des Meskhètes, des Ukrainiens. Historiquement, la Novorossia est devenue une fusion entre la Novorossia et l’empire russe, de la première nous avons pris le libre esprit cosaque, du deuxième le goût de l’ordre, de la solidité en toutes choses. Le meilleur des deux. Plus l’esprit d’entreprise, ce n’est pas un hasard si venaient ici d’Europe et d’Amérique ceux qui cherchaient une nouvelle vie et y construisaient des usines. On appelait même la Novorossia la « nouvelle Amérique ». Et si l’on prend le Donbass, c’en est vraiment le symbole, puisque c’est l’enfant de la Nouvelle Russie et de l’Union Soviétique, avec son culte du travail et de la justice sociale. Ce n’est pas un hasard si ma femme, lorsqu’elle a créé le blason de la Novorossia, a inscrit dessus « Liberté et Travail ». Plus exactement, mes amis et moi l’avons conçu et elle l’a dessiné ensuite. Et quand nous avons créé le drapeau, nous avons pris la croix orthodoxe de saint André sur un champ blanc et l’avons mis sur l’Etendard de la Victoire, jumelant l’Empire russe et l’Union Soviétique. Dans la mesure où l’un et l’autre appartiennent à notre histoire.
– Il faut souligner que le projet de drapeau est très réussi, et chacun, indépendamment de ses vues politiques, y a vu quelque chose à soi, quelque chose de proche : les orthodoxes, la croix de saint André, qui a évangélisé notre terre, les impérialistes la prise marine de Pierre le Grand, les communistes la référence au drapeau de la RSFSR (République Soviétique Fédérale Socialiste Russe), même les radicaux de droite ont vu en lui une ressemblance avec le drapeau des confédérés américains… Vous avez mis longtemps à le faire ?
– Nous l’avons inventé en décembre 2013, au tout début de Maïdan. J’y ai participé avec mon ami Sacha Vassiliev et encore un ami commun dont je ne peux dire le nom, car il se trouve maintenant sur le territoire occupé. J’ai davantage participé à la création du blason qu’à celle du drapeau. Nous avons inscrit dessus : « Pour être indépendants de la Galicie ! » Et nous l’avons mis sur notre page Facebook. Ensuite ce symbole, comme vous l’avez remarqué, a beaucoup plu et a eu une diffusion énorme sur l’espace Internet.
En février 2014, nous avons commencé à mettre le blason au point. Ma femme l’a dessiné sur Photoshop, avec notre enfant sur les bras, et j’ai tout diffusé. Elle y a trouvé à redire, fiche-moi la paix, tu m’obliges à m’occuper d’un tas de bêtises. Mais quand elle a vu ce drapeau et ce blason dans les rues, elle a sans aucun doute changé sa décision. Dans le blason de la Novorossia, nous avons mis beaucoup de signes symboliques : les flèches de Peroun, en signe de valeur guerrière et économique, l’aigle à deux têtes, en signe d’appartenance à l’Orthodoxie et au monde russe, la tour citadine, nous sommes un pays de villes, le cosaque petit-russien avec un mousquet, la liberté, le marteau pour le travail, l’ancre, nous sommes un pays marin, avec une glorieuse histoire marine.
– Avec toute cette beauté, cette invention et cette popularité, le terme Novorossia a pratiquement disparu de l’espace médiatique russe et aussi du Donbass…
– Je le répète, on observe sans aucun doute une sorte de recul des évènements de 2014. Eh bien, si nous n’avons pas pu saisir alors la révolte populaire, que sert-il de se mordre les lèvres, de pratiquer le masochisme moral ? Dans les hautes sphères, on a pris la décision de ne pas s’impliquer dans une guerre globale, est-elle bonne, l’histoire en décidera. Je ne vois rien de constructif à hurler maintenant qu’on nous a lâchés, comme le font certains personnages publics.
Quand nous préparions le soulèvement, nous avions sous les yeux l’exemple de la Crimée. Nous voulions qu’il nous arrive la même chose. Mais cela n’a pas marché. Et que faire maintenant ? Oui, la situation dans les autres territoires de la Novorossia est lamentable. Mais affirmer qu’il n’y a pas là bas de potentiel de protestation humaine serait ne pas dire la vérité. Il existe, mais les circonstances ne lui permettent pas, pour l’instant, de se manifester.
Si le processus de Minsk continue quand même, et qu’on libère les prisonniers politiques, alors toutes les conditions seront réunies pour commencer un véritable processus politique. Et nous avons un excellent programme de transformations socio-économiques. L’idéologie de la Novorossia repose sur trois piliers : le Monde Russe, le pouvoir populaire et la justice sociale. Je suis sûr que si la paix advient, l’électorat de la Novorossia suivra une telle force politique avec un enthousiasme énorme, sans cacher son caractère russe ni son soutien à la Russie.
Traduction du russe Laurence Guillon
comments powered by HyperComments