L’interview de Iouri Iourtchenko restera dans ma mémoire comme l’un de mes plus grands moments de journaliste. C’est pendant deux jours à Donetsk dans le Donbass, endroit symbolique que j’eus la chance et l’honneur de rencontrer ce personnage désormais quasiment légendaire. J’ose employer ce mot, car la vie de Iouri est à elle seule un roman étonnant empli de rebondissements, d’amour et parfois de tristesse. C’est toutefois la foi, le talent, la volonté et la simplicité qui au fond m’ont le plus marqué, la foi en la vie, dans les Slaves et dans la supériorité de l’esprit sur le corps. Je parlais de roman, mais l’homme pourrait faire l’objet d’un film, d’une belle série et peut-être un jour cela sera le cas en effet.
Né en 1955 à Odessa, Iouri comme il le dit lui-même est né ici par erreur. C’est dans une prison soviétique qu’il voit le jour, sa mère par la volonté des répressions du Petit Père du Peuple était en prison depuis 1952. Après sa naissance, et depuis la mort de toute façon de Staline, le temps est à la détente, sa mère est libérée selon une loi nouvellement promulguée, les femmes avec enfants doivent être remis en liberté. Il aura passé quelques mois, les premiers de sa vie dans une prison. Pour autant sa mère reste une ennemie du peuple, son père par ailleurs était un criminel. Ils sont déportés très loin dans l’Extrême Orient russe, à quelques 500 kilomètres du sinistre camp de Magadan. Ce sera toute l’enfance de Iouri, les camps avec les prisonniers en costume rayé, sa mère au travail dans une unité de production d’or, son beau-père prisonnier politique ayant fait déjà 18 ans de prison, homme violent qui le battait.
C’est un mauvais garçon, comme il le dit lui-même, il boit dès l’âge de sept ans, son histoire pourrait rappeler magistralement finalement Les Misérables du grand Victor. Il ne peut dans cette mauvaise passe qu’éviter la prison avec difficulté après avoir été chassé de son école, de fait il n’aura même pas atteint le baccalauréat. A 14 ans, il vit déjà loin de sa mère, les coups de son beau-père l’ayant décidé à voler de ses propres ailes. C’est vers cet âge que cependant une chose capitale lui arrive, il rencontre son premier amour. Cette histoire finalement banale marquera toute sa vie, rien ne se passera avec cette jeune fille, mais Iouri ne touchera plus jamais ni alcool ni tabac. Car la belle est première de sa classe, brillante, elle chante dans une chorale. Pour elle Iouri s’assagit, se confectionne lui-même un nœud papillon, dérisoire ornement. Il apprend à chanter également et se sent attiré comme un aimant par le théâtre.
Depuis sa plus tendre enfance, il lit. Les grands classiques français et russes, poésie, littérature, tout y passe « C’est qu’à cette époque en Union soviétique, même dans les familles les plus pauvres il y avait des livres partout et des bibliothèques dans les villages les plus humbles ». Il part vers des cieux plus hospitaliers à Vladivostok, le grand port du pacifique de la Russie soviétique. Il y fera tous les métiers, ouvrier, docker, balayeur, la voie du théâtre est fermée pour l’instant car il n’a pas achevé l’école primaire et secondaire. Mais c’est égal, il persiste, passe par Tiflis en Géorgie et Moscou, un directeur lui fait confiance, il peut monter sur les planches et commencer à apprendre « ce qui est un vrai métier en Russie, pas comme en France où les comédiens finalement ne sont pas achevés, n’ont pas terminé leur apprentissage ». Il entre dans une première troupe puis dans la troupe nationale soviétique géorgienne de pantomimes, une troupe unique en Union soviétique et peut-être dans le monde. Il parcourt avec elle le pays d’Est en Ouest et du Nord au Sud pendant un an et demi avant de passer par la Sibérie, à nouveau Vladivostok, Moscou, encore la Géorgie. Il réussit l’exploit à Moscou d’entrer comme élève dans une prestigieuse école littéraire de poésie soviétique, il lui aura fallu trois essais au concours pour l’intégrer. Il étudiera ainsi cinq années, avec sa bourse, montant sur les planches, jouant et chantant (1982-1987) mais s’étant découvert un talent et les émotions du poète. Alors il écrit et ne cessera plus d’écrire.
Comme il le dit simplement, c’est à toutes ces écoles qu’il doit finalement un large cercle d’amis célèbres, des amis de toujours avec qui il fait toujours bon de se retrouver. Il n’a pas spécialement de problèmes avec l’Union soviétique « Je n’étais pas sûr qu’il y ait mieux ailleurs, il y avait des problèmes mais jusque-là j’avais su utiliser le système, on me demandait bien d’écrire pour le parti, mais cela n’était pas mon truc, je n’étais pas publié mais c’était égal finalement, j’étais libre ». Mais en URSS, il se sent à l’étroit, le vieil appel des artistes, écrivains et poètes russes de l’Europe se fait entendre. Il passe en Allemagne, « en trichant » dira-t-il dans un éclat de rire, y travaille, apprend la langue allemande avec facilité puis s’installe sur le bord du lac Léman en Suisse. Il n’est qu’à un pas de la France, une carrière y apparaît plus facile « en France même avec un accent c’est plus facile de faire son travail de comédien, en Allemagne c’était compliqué ». Alors il rejoint la France où il arrive au tout début des années 90, il ne sait pas qu’il y passera plus de 23 ans… et qu’il y rencontrera Dany, son épouse, le grand amour de sa vie.
L’histoire rejoint la légende. Car Dany est la fille du célèbre Henri Cogan, un monstre du cinéma français, ami de Lino Ventura, acteur, cascadeur, ancien de la 2e division blindée du général Leclerc dans laquelle il s’engagea aux côtés d’un certain Jean Gabin, champion de savate et lutte gréco-romaine, sportif accompli et touche à tout, fondateur d’une école étonnante de cascadeurs pour le cinéma et possédant une filmographie impressionnante. Il a connu toutes les légendes du cinéma français et bien au-delà. La rencontre avec Dany se fait dans les milieux artistiques russes, Iouri écrit bien sûr des pièces, il est frappé par cette femme « belle, d’un charme époustouflant et que je reconnus tout de suite comme étant une comédienne ». C’est le coup de foudre, il l’a retrouvera sur un escalator de métro le lendemain, le hasard parfois fait bien les choses. Ils ne se quitteront plus. Ensemble ils monteront sur les planches, Dany poursuivra sa brillante carrière au théâtre après des débuts prestigieux au cinéma (Le marginal, Le Choc, Le Professionnel).
Iouri est intarissable sur Dany et également sur Henri. Les anecdotes fusent de tous les côtés, au milieu des rires, c’est un pan entier du cinéma et du théâtre français qui s’ouvre à moi. J’écarquille les yeux et tend l’oreille, buvant paroles et récits, les noms prestigieux se chevauchent, c’est un tourbillon de l’histoire. Cette vie passionnante et passionnée, Iouri l’a vivra intensément et continue de la vivre. Il raconte avec émotion les derniers instants d’Henri Cogan, l’homme qui ne pouvant déjà plus parler lia les mains de sa fille et de son gendre dans un regard et dans une pensée reconnaissante, ils se seront occupés de lui jusqu’à la fin, jusqu’à son dernier souffle, un jour de 2003. La Russie rappellera toutefois Iouri peu après, à l’occasion d’un prix littéraire des russophones du monde entier reçu à Londres « après toutes ses années, j’avais l’impression d’avoir déjà pris de l’Europe ce qu’il y avait à prendre ». Les voyages en Russie se font plus fréquents, entretemps Iouri était devenu Français, « ma deuxième patrie ». Cette patrie toutefois va finir par le décevoir dans la russophobie et l’acharnement méthodique des médias français à salir la Russie et les Slaves.
Aussi quand le régime de Kiev lance ses troupes sur le Donbass, il n’hésite pas. C’est sans un mot qu’il se dirige droit dans la fournaise, comme simple volontaire, ayant raconté à Dany qu’il était en partance pour un festival… en Ukraine ! Et quel festival ! Il arrive dans le courant de juin et suit les insurgés dans la région de Slaviansk, la ville malheureuse. Il vit des instants cruels, se trouve l’un des premiers sur le lieu du crash de l’avion malaisien. C’est ici qu’il rencontre une pitoyable journaliste et équipe de France 2. Les journalistes français ne prennent pas le temps d’inspecter les alentours, immédiatement d’une voix monocorde la femme commence son laïus : « Nous sommes en direct de… où les lieux ont déjà été entièrement transformés et préparés, scénarisés par les séparatistes pro-russes… ». Iouri l’apostrophe vertement, la femme confuse se répand en excuses, mais il n’est pas douteux que quelques minutes plus tard elle devait reprendre non pas son travail d’investigations mais simplement un discours entendu d’avance avec sa rédaction. Ils ne seront pas les seuls journalistes sur son chemin, à Donetsk, deux jeunes Français refusent de le suivre dans les zones chaudes, « ils passeront seulement deux heures à boire un café sur une terrasse en concluant qu’il n’y avait pas grand-chose à voir ici et qu’il n’y avait pas de guerre ». Nous imaginons le genre de reportage qu’ils purent faire sur leur expérience de reporter… « de guerre ».
La ville est finalement prise par les Ukrainiens, en face ce ne sont pas des drôles, c’est le bataillon Donbass, connu pour ses crimes de guerre, pillages, viols et exactions. Iouri est fait prisonnier le 19 août, il est torturé, on lui fracasse une jambe, durs instants de détresse. Il est jeté dans une caisse en fer, il y passera six jours, passablement battu, vivant dans l’enfer des tortures qu’il voit infligées à ses camarades d’infortune. Lorsque l’artillerie des insurgés tire, il est sorti de la caisse, sous les coups et les insultes « pourvu que les vôtres vous descendent ! ». Il croit sa dernière heure arrivée lorsqu’il est interrogé par un officier géorgien qui lui jette « pourquoi es-tu venu combattre sur une terre étrangère ?», « C’est toi qui est sur une terre étrangère ! Je suis né à Odessa ! ». L’interrogatoire se poursuit, Iouri ayant reconnu l’accent géorgien interpelle l’officier, il lui récite finalement quelques vers d’un poète célèbre de ce pays, il ne pouvait s’avoir que l’homme était originaire du même village. Il ne montre toutefois rien de son émotion, mais désormais les Géorgiens du bataillon vont tout faire pour l’extirper. Il sera finalement remis aux insurgés alors que les Ukrainiens le cherchaient en vain partout pour l’envoyer devant un tribunal à Kiev… La poésie aura sauvé le poète. Il raconte ses moments de détresse, la promesse qu’il s’était fait s’il survivait de témoigner, d’être le témoin vivant des horreurs, des prisonniers exécutés sommairement, des tortures et de tout le reste.
En France c’est l’affolement, Dany apprendra par un article, la capture de son mari. Très vite un comité se rassemble pour exiger la libération du grand poète, acteur et dramaturge franco-russe. L’ambassade contactée est molle, elle ne fera rien. Dany recevra une lettre rassurante sur l’intention des diplomates français de s’occuper de tout… alors qu’il était déjà en sécurité, aucune aide ne sera venue de France, de la France officielle bien sûr. Contacté par les autorités françaises, il est invité à se taire et à rentrer en France, Iouri refuse et décrit avec humour cette situation cocasse d’être sorti d’une caisse en fer ukrainienne pour entrer dans une prison française ! Car il ne se taira pas « comme poète je ne me suis jamais senti autant à ma place que sur le front du Donbass et puis comme témoin j’avais un devoir sacré, je ne pouvais me taire ». Alors c’est à Moscou qu’il réside et se fait soigner, les tortures des Ukrainiens ont laissé en effet des traces, après quatre opérations Iouri marche encore avec une béquille et comme il le dit « ce ne sera pas la dernière ».
Un an après le revoici dans le Donbass, à Donetsk, le grand artiste revient un an après sur les terres de souffrance et d’espoir, répétant souvent sa condition de Slave. C’est qu’à Donetsk va se donner un grand festival, déjà une longue tradition : Big Donbass . Du 13 au 16 août défileront dans un programme riche et chargé, artistes, musiciens, poètes… Iouri Iourtchenko continuera d’écrire poésies et pièces de théâtre, livres mais aussi scénarios de films, le dernier en date sera bien évidemment sur les événements dramatiques qu’il a vécus personnellement dans le chaudron brûlant du Donbass de l’été 2014. C’est avec une grande émotion que je quittais ce grand Monsieur, avec l’idée que je n’étais pas prêt d’oublier les quelques heures passées en sa compagnie. Il y a peu de destinées comme celles de Iouri, la croiser en soit était déjà un événement marquant. Dans les secrets de ces heures je retiendrais quelques confidences et une grande leçon d’humanité que je garderais de livrer ici, un trésor de vie précieux.
Quelques photos prises par Iouri à Slaviansk, ville-martyre, en été 2014
Laurent Brayard
One Comment
Elena
«L”homme libre est celui qui n’a pas peur d’aller jusqu’’au bout de sa pensée.»
Léon Blum
Respect!!!!!