Alors que Vladimir Poutine a commencé à discuter avec des groupes rebelles syriens, l’Arabie Saoudite et l’Iran, que Barack Obama a reçu le roi de Jordanie, le programme turc «zéro problème avec les voisins» est tombé en capilotade.
Attentats dans la capitale, appels au secours ignorés par les alliés, chaos au Sud-Est du pays suite à l’échec des négociations avec les Kurdes, économie lourdement affectée par les sanctions et l’absence de touristes russes – la Turquie vit un véritable «cauchemar stratégique,» tandis qu’il y a six ans, elle semblait profiter le plus du «printemps arabe» et avait toutes les chances d’accéder au leadership régional.
Depuis les années 2000, la politique étrangère de la Turquie a connu de profondes mutations, avec l’arrivée au pouvoir, en 2002, de Recep Tayyip Erdogan et de l’AKP (Parti de la justice et du développement) et, en 2009, l’accession au ministère des Affaires étrangères d’Ahmet Davutoglu (actuel premier ministre). Coupée de son environnement régional depuis son entrée dans le bloc occidental dès le début de la guerre froide, Ankara a pris pour principe la doctrine de «zéro problèmes avec les voisins» et apparaissait au monde arabe comme un cheval de Troie des Etats-Unis au Proche-Orient. La Turquie a surtout accepté d’accueillir le bouclier antimissile, lors du sommet de l’OTAN à Lisbonne, en novembre 2010, avant d’annoncer l’installation sur son territoire d’un radar de détection précoce, en septembre 2011. Au Proche-Orient, la Syrie fut l’objet des sollicitudes d’Ankara, bien que, dix ans auparavant, les pays aient évité de peu un conflit armé. On a également assisté à un rapprochement entre la Turquie et l’Irak, Erdogan n’ayant pas hésité à coopérer avec le gouvernement kurde Nord irakien de Massoud Barzani, dont Ankara sollicitait l’appui pour venir à bout de la rébellion du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Enfin, la politique de bon voisinage a concerné des pays plus septentrionaux, notamment, la Russie. La réserve affichée par la Turquie, en dépit de sa qualité de membre de l’OTAN, lors de la deuxième guerre d’Ossétie du Sud, en août 2008, en est l’exemple le plus flagrant.
Aujourd’hui, la Turquie est clairement passée de «zéro problème» à zéro ami. Et cela – pour plusieurs raisons.
- La doctrine fut élaborée avant le «Printemps arabe», c’est-à-dire qu’elle ne tenait pas compte de ces conflits ni de leurs conséquences. La série de révolutions dans les pays du monde arabe ont trahi une diplomatie turque émotionnelle, souvent peu préméditée : la décision de renvoyer l’ambassadeur israélien, une politique inadéquate vis-à-vis de la Russie, une hostilité farouche à l’autonomie kurde (quand la guerre civile est aux portes du pays), l’antipathie à Bashar el-Assad.
- «Erdogan se prend pour un sultan ottoman, explique Riadh Sidaoui, directeur du Centre arabe de recherches et d’analyses politiques et sociales (Caraps) basé à Genève. Après que la Turquie a été plusieurs fois humiliée par l’Union européenne qui a interdit l’intégration du pays, Erdogan s’est réorienté vers le monde arabe, vers le monde musulman. Il veut se présenter comme un sultan, un calife, imposer son prestige et sa gloire dans la région. Mais il y a eu une résistance forte en Syrie et Erdogan a choisi les nouveaux alliés, les terroristes de Daesh.» Riadh Sidaoui rappelle ce qu’a déclaré Joe Biden, le vice-président américain, devant des étudiants et des professeurs à l’Université de Harvard aux Etats-Unis : «Ce sont nos amis turcs, saoudiens, qatariens qui ont financé, aidé Daesh». Aujourd’hui, un journal national turc, Cumhuriyet, publie des conversations téléphoniques entre les policiers et un certain Mustafa Demir, présenté comme un membre de Daesh, chargé de l’acheminement de bombes depuis la Syrie vers la Turquie.
- Les ambitions néo-ottomanes d’Erdogan font que la Turquie fourre son nez dans les affaires domestiques des autres pays, notamment, la Syrie et l’Irak, prétendant de lutter contre les «terroristes kurdes». Ankara avance clairement dans l’agressivité indéniable, la camouflant en «légitime défense» (d’ailleurs, à l’exemple des Etats-Unis qui ont lancé la lutte anti-terroriste en 2001). Suite à l’attentat du 17 février à Ankara, le gouvernement turc a immédiatement retrouvé le coupable qui serait évidement kurde et lié à YPG (Unités de protection du peuple) et PKK. Bien que les deux partis aient démenti tout lien aux tueries, Erdogan mène toujours une opération contre ces forces.
- La Turquie refuse d’appliquer l’accord USA-Russie sur la trêve et continue de bombarder la Syrie. Officiellement, le cessez-le-feu qui entre en vigieur le 27 février a été saluée, mais sans conviction. Peu optimiste sur la portée de la trêve, Erdogan a promis de riposter contre la milice kurde si la Turquie était attaquée.
Aujourd’hui, Ankara qui nourrit, avec l’Arabie Saoudite, l’idée de lancer une intervention militaire sur le sol syrien, appelle ses «alliés» internationaux à soutenir cette initiative. Que peut espérer Erdogan ? Plusieurs choses.
Primo, aucun pays arabe ne l’aurait soutenu. En décembre dernier, le secrétaire général de la Ligue arabe, Nabil Al-Arabi, a dénoncé le déploiement de l’armée turque dans le Nord de l’Irak, le qualifiant de violation de la souveraineté du pays et d’intervention non-déguisée. Secundo, les Etats-Unis pourraient également tourner le dos à la Turquie. L’ultimatum de choisir entre Ankara, membre de l’OTAN, et YPG, qui contribue à la lutte anti-terroriste en Syrie, fut rejeté par les Etats-Unis. Au contraire, Barack Obama a demandé à Erdogan de fermer les frontières turques de façon à éviter que Daesh exporte son pétrole et importe ses combattants. Tertio, la Russie s’est toujours opposée à une opération terrestre en Syrie. En début de semaine, Moscou a saisi le Conseil de sécurité de l’ONU afin de débattre des récents bombardements turcs contre les positions des forces kurdes dans la province d’Alep.
En abattant le bombardier russe Su-24, Ankara a commis une grave erreur qui limiterait sa participation à la coalition anti-Daesh afin d’éviter une confrontation directe avec la Russie. Après les propos du président français François Hollande sur le «risque d’une guerre» entre les deux pays, les diplomates européens ont prévenu Ankara qu’en cas d’escalade avec Moscou, ils ne vont pas la soutenir, a annoncé le Daily Mail citant des médias allemands. Résultat : la Turquie devrait renoncer à l’opération terrestre en Syrie. Ne plus intervenir signifierait accepter la formation d’une enclave autonome kurde au Nord de la Syrie, c’est-à-dire, aux portes du «Kurdistan turc».
«Erdogan a montré qu’il ne peut pas être un sultan ottoman, il ne représente pas une puissance militaire dans la région, il ne peut pas enter en Syrie, il ne peut pas déclarer la guerre à la Russie, conclut Riadh Sidaoui. Son champs de manoeuvre est très limité, il utilise la stratégie des déclarations médiatiques parce qu’il ne veut pas accepter qu’il a perdu. Il a perdu la guerre, même pas la bataille.»
Valéria Smakhtina
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