Lors de mon récent voyage à Donetsk en ce mois de septembre 2015, je sors un soir m’acheter des fleurs pour égayer l’appartement où j’ai séjourné. Je le fais naturellement auprès des fleuristes qui tiennent des kiosques le long de la grande avenue qui descend de la cathédrale vers le marché principal de la ville. Je repars avec trois brins de frésias et décide de rentrer à pieds pour profiter des derniers rayons de soleil de ce début d’automne.
En voulant traverser la rue sur la place Lénine, je tombe sur une petite vielle assise sur un tabouret pliant près du passage souterrain avec deux bouquets à ses pieds dans des bocaux qui servent normalement à faire des conserves de légumes. Très modestement, mais proprement vêtue, elle doit avoir au moins 80 ans bien révolus. Son visage et ses mains menues sont sillonnés de rides profondes. Un fleuriste professionnel n’aurait sans doute pas trouvé très beaux ses bouquets : composés majoritairement de reines marguerites, fleurs de saison par excellence dans cette région, mais très disparates et au milieu desquelles on pouvait apercevoir tantôt une petite rose, tantôt une autre fleur qui avait l’air de s’y trouver un peu par hasard. Et en même temps on sentait bien que ces bouquets hétéroclites avaient été faits avec beaucoup d’amour. Tous étaient enveloppés dans de la cellophane avec, même, un ruban noué autour.
Pourquoi ne l’ai-je pas vu avant, cette petite dame ? Mais bien que j’aie déjà des fleurs dans les mains, je m’approche d’elle et lui demande presque instinctivement : “Elles sont à combien vos fleurs, mamie ?” “40 roubles celui-ci et celui-là 50” – me répond-elle. Le deuxième bouquet est légèrement plus gros mais il coûte seulement 70 centimes d’euros environ. “Regardez comment elles sont belles et fraîches mes fleurs !”- poursuit la petite dame. “Elle vont tenir longtemps. Pas comme celle des vendeurs professionnels qui trichent pour rafraîchir les fleurs restées invendues depuis plusieurs journées. Mes fleurs, c’est de mon jardin qu’elles viennent, alors que les leurs, ils les ramènent de loin. Alors elles vont faner à peine vous serez rentrée.”
Je lui tends un billet de 100 roubles, disant que je prenais les deux bouquets qu’il lui restait. La vielle dame se met à fouiller dans son portefeuille, mais je lui fais signe de garder la monnaie : “C’est bon, babouchka. Il faut maintenant rentrer chez vous et vous reposer.”
La dame se fond en remerciement et se mets à me bénir me souhaitant de la santé et tout le bonheur possible et imaginable.
“Tu sais, ma petite fille, ma maison s’est faite pilonner. Il n’en reste quasiment plus rien. Mais mon jardin a été épargné. Je le travaille tous les jours sous le soleil et la pluie. C’est dur à mon âge ! Mais nos retraites ont été bloquées par l’Ukraine et je n’ai que ça pour pouvoir vivre”.
Emue et troublée, je m’en vais avec mes bouquets mais dès le lendemain soir je viens à l’endroit de ma première rencontre avec la vielle dame. Elle est là, fidèle à son poste et cette fois avec trois bouquets qu’elle n’a pas toujours vendus. “Elles sont à combien vos fleurs, mamie ?” La petite vielle ne semble pas me reconnaître depuis la veille et reprend le même discours, en me donnant les prix toujours aussi dérisoires pour quelqu’un venu d’un des pays de l’Europe. Au moment où je lui tends l’argent, elle réalise m’avoir déjà vue. “Mais tu m’a déjà acheté des fleurs hier, ma petite fille ! Comment pourrais-je te remercier ? Tu sais, notre quartier a été pilonné. L’obus a frappé chez les voisins, l’un d’entre eux a été tué sur place et l’autre a eu un bras arraché. Ma maison s’est effondrée, alors j’ai couru au cimetière vers la tombe de ma mère. Je me suis jetée à genoux en larmes devant en disant : “Ma petite maman chérie ! Dis comment est-ce possible ce qu’ils nous font ? Notre maison a été épargnée par l’armée hitlérienne, elle a tenu pendant tant d’années… et ces salauds l’ont complètement rasée”. Voilà ma petite fille. Nos retraites restent bloquées par l’Ukraine depuis plusieurs mois. Alors je travaille mon jardin pour survivre, je me lève tôt le matin qu’il pleuve ou qu’il fasse chaud. Et en fin de la journée je viens ici pour vendre mes fleurs”. Je ne sais quoi lui dire par rapport à son récit poignant et m’en vais en emportant juste les deux bouquets qu’il lui restait que je donne à la serveuse d’un resto où nous mangeons ce soir en lui demandant de les garder pour décorer la salle.
Les jours suivants, c’est devenu une sorte de rituelle : en rentrant le soir je guette ma petite vielle près du passage souterrain et lui achète les fleurs qu’elle n’a pas encore vendues. La veille du départ pour la France, nous allons la voir avec Jean-François que j’accompagne comme interprète. Cette fois-ci, la petite mamie à 5 bouquets que nous lui achetons et que je décide d’offrir à des passants que nous croisons dans les rues de Donetsk. En partageant ainsi l’histoire de la vielle dame et la joie d’offrir des fleurs à des inconnus, j’ai l’impression que le poids de sa souffrance devient plus léger pour elle. Les gens d’abord méfiants car ils croient que je voudrais leur vendre mes bouquets me remercient chaleureusement lors je leur explique de quoi il s’agit et que je voudrais tout simplement leur offrir un peu de joie grâce aux fleurs de la dame.
J’ai eu l’occasion de la revoir une nouvelle fois en revenant à Donetsk mi-octobre. Cette fois-ci j’ai la possibilité de faire un peu plus que simplement lui acheter quelques bouquets : j’ai reçu un don via une association amie avec la liberté de l’utiliser pour le Donbass au mieux que je peux. Alors, j’en réserve une partie pour donner à la vielle dame avec les reines marguerites dont l’histoire m’a tellement émue. En espérant un jour faire beaucoup plus pour la population martyre du Donbass : que les projets initiés récemment pourront se développer et permettront relancer l’économie de la région. Ainsi, elle aura de quoi nourrir ses populations les plus fragiles : les femmes, les enfants et les personnes âgées.
Svetlana Kissileva
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