La surprise provoquée par la remise, retardée, du prix Nobel de littérature au chanteur de pop rock américain Bob Dylan est … surprenante. Le Nobel, comme l’art moderne en son temps, se dirige tranquillement mais certainement vers son Carré Noir. En attendant, il est suffisant de le prendre pour ce qu’il est: un prix récompensant les tenants de la “culture universelle occidentale“. Or, aujourd’hui, elle est symbolisée par la consommation de masse de chansons américaines, de séries américaines etc. L’on attend donc pour l’année prochaine, la récompense d’un des scénaristes de The Game of Thrones. Finalement, Sartre, ici aussi, avait raison.
Il n’est pas difficile de l’affirmer: les prix Nobel sont une récompense remise par le “Monde libre occidental” pour le “Monde libre occidental”, ses portes drapeaux et leur combat pour l’universalité de cette vision du Monde. Il y eût bien sûr quelques tentatives pour sauver les apparences, comme attribuer le prix de littérature à M. Cholokhov pour faire digérer B. Pasternak, mais comme l’écrivait J.-P. Sartre, “c’est une distinction réservée aux écrivains de l’Ouest ou aux rebelles de l’Est“, le prix de l’année dernière confirmant toute l’actualité de cette affirmation.
Le prix Nobel a été remis pour la première fois en 1901. Il est censé récompenser une personne ou une organisation pour son apport exceptionnel à l’humanité, par ses découvertes, par son oeuvre littéraire, par ses efforts pour la paix. Il y a bien un goût d’universalisme.
Or, Bob Dylan est récompenser pour:
“for having created new poetic expressions within the great American song tradition”.
Ainsi, la culture pop américaine est officiellement reconnue comme universelle. A quand une récompense des publicités de McDo? Juste en passant, en 1962, l’écrivain et poète Robert Graves a été écarté par le jury du Nobel car, bien qu’ayant écrit des romans, il était surtout connu comme poète. Maintenant, l’on récompense une journaliste “défenderesse des droits de l’homme” et cette année un chanteur de pop. Il n’y a donc plus d’écrivains de nos jours qui méritent cette distinction? Ou bien n’y en a-t-il plus dans le monde occidental libre qui soit “acceptable”?
Car la question de la diversité de la reconnaissance se pose. Donc son “universalisme”. 911 personnes et organisations ont été récompensées depuis l’instauration de cette récompense remise par la Norvège pour le prix Nobel de la paix et par la Suède pour les autres. Voici la répartition par Université. Dans quasiment 90% des cas, il s’agit de personnes passées par des universités anglo-saxonnes. L’on voit apparaître quelques universités françaises et allemandes. Les autres sont marginales, ou accordées pour raison de stratégie politique, comme à l’époque de l’URSS.
En chiffres: Columbia 87, Cambridge 85, Harvard 82, Chicago 81, MIT 73, Berkeley 61,Oxford 57, Stanford 50 et beaucoup d’autres, ce n’est que le début de la liste. Paris compte 63 primés, par exemple. Berlin – 29, Munich – 27. L’Université de Kyoto – 7. L’Institut de Physique et de technologie de Moscou – 5 (à l’époque soviétique).
La ligne est donnée. Mais revenons sur deux prix, partiuclièrement subjectifs, le prix de la paix et celui de littérature.
Selon le testament de Nobel, ce prix de la paix est décerné à un homme ou à une institution, pour sa lutte pour la paix, les droits de l’homme, l’aide humanitaire et la liberté. Après Gore pour la défense de l’écologie et Obama pour son apport incomparable à la paix dans le monde, cette année il fut décerné au président colombien Juan Manuel Santos pour avoir mis fin au conflit avec les Farcs et au peuple colombien:
for his resolute efforts to bring the country’s more than 50-year-long civil war to an end, a war that has cost the lives of at least 220 000 Colombians and displaced close to six million people. The award should also be seen as a tribute to the Colombian people who, despite great hardships and abuses, have not given up hope of a just peace, and to all the parties who have contributed to the peace process. This tribute is paid, not least, to the representatives of the countless victims of the civil war.
Le 28 août, les FARC avaient décrété la suspension définitive des hostilités avec Bogota et un accord de paix avait immédiatement été signé. Cet accord a été rejeté par référedum par le peuple colombien le 2 octobre. Le 6 octobre, le comité Nobel récompense Santos et le peuple colombien, mais étrangement pas les chefs des FARC qui ont décidé de déposer les armes. Le processus est certes important, mais la récompense est précipitée. Pour l’instant, le cessez-le-feu est reporté jusqu’au 31 décembre, le temps de négocier un autre accord de paix. Il est dommage de voir les comités Nobel décerner leur prix à la va-vite, qu’il s’agisse de Gore, Santos, sans même parler d’Obama. Quant à l’UE et sa politique de sanctions, elle est difficilement compatible avec les efforts pour la paix dans le monde. Un détail, les candidatures sont bien déposées en début d’année?
En ce qui concerne le prix de littérature, je me demande pourquoi sa remise, chose exceptionnelle, a été reportée d’une semaine, alors que le Comité planche sur la question depuis le début de l’année. Il est vrai que récompenser un poète syrien aujourd’hui est de mauvais ton, quant à Murakami, il paraît qu’il est trop “superficiel”, trop “populaire” – dans le sens où il a trop de succès. Bref, tout le monde attend la récompense des Etats Unis, qui n’ont pas eu droit à ce prix depuis longtemps. Mais heureusement, l’on a trouvé Bob Dylan, pas du tout superficiel, ni populaire, ni chanteur à succès. Et en plus américain. Quel hasard, on n’arrête plus le progrès.
En guise de conclusion revenons à l’époque des grands hommes, des grands écrivains et des penseurs. Sartre qui refuse le prix Nobel de littérature le 22 octobre 1964. Voici quelques extraits de sa lettre explicative:
Les raisons personnelles sont les suivantes: mon refus n’est pas un acte improvisé, j’ai toujours décliné les distinctions officielles. Lorsque, après la guerre, en 1945, on m’a proposé la Légion d’honneur, j’ai refusé, bien que j’aie eu des amis au gouvernement. De même, je n’ai jamais désiré entrer au Collège de France, comme me l’ont suggéré quelques-uns de mes amis.
Cette attitude est fondée sur ma conception du travail de l’écrivain. Un écrivain qui prend des positions politiques, sociales ou littéraires ne doit agir qu’avec les moyens qui sont les siens, c’est-à-dire la parole écrite. Toutes les distinctions qu’il peut recevoir exposent ses lecteurs à une pression que je n’estime pas souhaitable. Ce n’est pas la même chose si je signe Jean-Paul Sartre ou si je signe Jean-Paul Sartre, prix Nobel. (…)
L’écrivain doit donc refuser de se laisser transformer en institution, même si cela a lieu sous les formes les plus honorables, comme c’est le cas. (…)
Le seul combat actuellement possible sur le front de la culture est celui pour la coexistence pacifique des deux cultures, celle de l’Est et celle de l’Ouest. Je ne veux pas dire qu’il faut qu’on s’embrasse, je sais bien que la confrontation entre ces deux cultures doit nécessairement prendre la forme d’un conflit, mais elle doit avoir lieu entre les hommes et entre les cultures, sans intervention des institutions.
C’est pourquoi je ne peux accepter aucune distinction distribuée par les hautes instances culturelles, pas plus à l’Est qu’à l’Ouest, même si je comprends fort bien leur existence. Bien que toutes mes sympathies soient du côté socialiste, je serais donc incapable, tout aussi bien, d’accepter, par exemple, le prix Lénine, si quelqu’un voulait me le donner, ce qui n’est pas le cas.
Je sais bien que le prix Nobel en lui-même n’est pas un prix littéraire du bloc de l’Ouest, mais il est ce qu’on en fait, et il peut arriver des événements dont ne décident pas les membres de l’Académie suédoise.
C’est pourquoi, dans la situation actuelle, le prix Nobel se présente objectivement comme une distinction réservée aux écrivains de l’Ouest ou aux rebelles de l’Est.
Dans la motivation de l’Académie suédoise, on parle de liberté: c’est un mot qui invite à de nombreuses interprétations. A l’Ouest, on n’entend qu’une liberté générale: quant à moi, j’entends une liberté plus concrète qui consiste dans le droit d’avoir plus d’une paire de chaussures et de manger à sa faim. Il me paraît moins dangereux de décliner le prix que de l’accepter. Si je l’accepte, je me prête à ce que j’appellerai “une récupération objective”.
C’était une autre époque. Maintenant nous avons Bob Dylan …
Karine Bechet-Golovko
- Будь в курсе последних новостей и интересных статей, подписывайся на наш канал «NovorossiaToday»
- Be aware of the current events and interesting articles, subscribe to our channel «NovorossiaToday»
- Pour ne rien manquer de la derniere actualite et des articles interessants, suis notre chaine Telegram en direct«NovorossiaToday»