Du sang russe a coulé sur le sol pétri et meurtri d’une Syrie héroïque. Un SU-24 a en effet été descendu par des avions de chasse turcs qui auraient cru que le bombardier avait violé leur espace aérien. Au-delà de ces apparences ou de ces hallucinations – pourquoi ne pas faire preuve de tolérance psychiatrique ? – il y a le fait que le pilote du bombardier a pu quitter l’appareil mais qu’il a été abattu au sol. Il y a aussi le fait, un peu moins médiatisé quant à lui, qu’un hélico de sauvetage a lui aussi été abattu par des F-16. Une personne a trouvé la mort. La communauté internationale, Russie en premier lieu, peine à admettre qu’il s’agisse d’un malentendu. En effet, le SU-24 soi-disant fauteur de troubles aurait été prévenu quelques minutes avant d’être frappé. Quelques minutes, cela fait beaucoup pour un bombardier atteignant une vitesse de 900 km/h ses débris ayant été retrouvés sur le territoire syrien. Quand bien même il aurait effleuré un petit pan de l’espace turc, le modeste laps de temps qui lui avait été accordé aurait largement suffi à gagner la Syrie.
On en déduit aisément, quoiqu’à contrecœur avant de se défaire de toute émotion, que la liquidation du pilote et de l’hélico de sauvetage ne résulte en aucun cas d’un malentendu. D’ailleurs, celui-ci aurait été étrange quand on sait qu’Erdogan, c’était aux alentours de 2012, avait déclaré qu’une brève violation de tout espace aérien, quelque soit son contexte, ne pouvait motiver une descente immédiate de l’appareil. Nous sommes par conséquent en présence d’une provocation flagrante dont le sens reste encore à élucider.
Selon une interprétation proposée entre autres par Jacques Sapir, la Turquie projetait la création d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Syrie. Ce projet, sans être rejeté par les USA, n’a jamais été cautionné par l’ONU (illégitimité donc avérée) et n’est pas sans rappeler, dirais-je à mon corps défendant, les prémisses des bombardements de l’OTAN en Libye. On se souvient du prétexte arboré : Kadhafi aurait fait bombarder Benghazi et engagé antérieurement des représailles aériennes contre son peuple manifastant pacifiquement à Tripoli. Zone d’exclusion aérienne sur un pays étranger souverain? Oui, mais en ce cas, zone d’exclusion sous-entendant l’apparition miracle d’une exception confirmant la règle : l’aviation de l’OTAN. Si cette hypothèse est validable, le calife Erdogan est allé un peu trop loin dans ses délires absolutistes en s’accaparant un sacré lambeau de ciel.
L’ennui principal, c’est que la Turquie est membre de l’Alliance. Deux questions préliminaires s’imposent donc sachant que jamais un F-16 n’aurait descendu un bombardier russe sans l’encouragement d’Erdogan. Après, les quiproquos, c’est bon pour le théâtre.
Ainsi :
- Erdogan, a-t-il agi avec l’aval d’une certaine élite néoconservatrice US sujette aux provocations les plus sordides voire les plus absurdes ?
- Aurait-il agi de son propre chef dans un élan d’hystérie mégalomaniaque ?
L’option numéro un semble assez tirée par les cheveux. Néanmoins, à bien y penser, l’UE s’est retrouvée dans de beaux draps : écartelée entre sa détermination à collaborer avec Moscou contre l’EI et les directives d’Uncle Sam avec ses sempiternels distinguos de modérés/radicaux, une fois de plus, elle devrait normalement condamner la Turquie. Un membre de l’OTAN. Qui est aux commandes de l’OTAN ? Les intérêts communs d’Ankara, de Riyad et de Doha sont bien connus. Qui donc est le premier allié de ces deux pétromonarchies ? Et puis après tout, sans être éprise de Zemmour, je me sens vraiment prête à lui serrer la pince lorsqu’il constate que « l’Arabie Saoudite n’est rien d’autre qu’un Daesh qui a réussi ». Marc Trévidic, ex-juge antiterroriste, en remet une couche quand il compare l’attitude d’unanti-salafiste proche d’Abdallah II avec celle d’un anti-nazi « invitant Hitler à [sa] table ». Cette contradiction saillante illustrait bien le jeu sous-jacent d’un Occident américanisé qui essaye maintenant de chasser ses démons américanisants car ils lui sont fatals et illustre toujours aussi éloquemment celuide Washington. J’en veux pour preuve deux aspects symptomatiques. Primo, la forte désapprobation d’Obama quand François Hollande a demandé l’aide de l’UE (qui pourtant n’a pas d’armée) suite aux attentats parisiens du 13 novembre et non pas celle de l’OTAN. S’il a rejeté l’aide de l’Alliance, c’est bien que Paris, en cela unanime avec Berlin, aspire à un rapprochement avec la Russie. Or, ce qui s’est passé le 24 novembre aurait dû provoquer une réaction violemment vindicative de la part de Moscou. L’une d’elle, en principe envisageable mais ô combienimprudente, aurait été des répressions de taille contre les Turcomans syriens, Turcs oghouzs résidant à la frontière turco-syrienne qui ont tué le pilote russe alors qu’il descendait en parachute. Les Turcomans de Syrie font partie de la fameuse ASL, soi-disant forces « libres » de la rébellion que l’UE continue à encenser. Quel aurait été le devenir de la coalition franco-russe ? On se demande. Dérapage conspirologique ou pas, comment ne pas mentionner l’une des toutes premières réactions d’Obama à l’incident tragique de mardi ? Grosso modo, si la Russie avait adhéré à la coalition occidentale, ne serait pas arrivé ce qui est arrivé.
Déboussolante en soi, on relèvera de même l’intervention (un brin plus tardive) de Mark Toner, porte-parole du Département d’Etat, selon lequel le meurtre du pilote russe relèverait de la légitime défense car il ne serait pas exclu que le SU-24 aurait visé les « rebelles » turcomans. M. Toner a refusé de citer ses sources préférant s’en tenir à une version infondée. Pour le reste, nonobstant ces prises de position pour le peu … typiques, il est vrai que les USA ont préféré laisser la Turquie à son imbroglio. Difficile d’estimer à sa juste valeur cette prise de distance. En tout cas pour le moment.
Considérons maintenant l’option numéro 2. Elle semble plus plausible. Est-ce qu’Ankara avait intérêt à faire descendre un bombardier russe alors que le monde entier – univers salafistes excepté – n’attend que la pulvérisation de Daesh ?
Ladite question est avant tout rhétorique quand on connaît le rôle de la Turquie dans le soutien et le ravitaillement des djihadistes de tout poil, ceux de l’EI y compris. C’est aussi vrai pour les monarchies du Golfe si bien que même le mainstream médiatique français commence à remettre en cause les liens de Paris avec les Séoudes et les Qataris. On est toujours plus sensible à son propre malheur qu’à celui d’autrui. J’entends par exemple celui des Syriens qui se tapent des Bataclan 24/24 h, au quotidien, cela depuis voilà cinq ans. Serait-on maintenant sensible aux balivernes de M. Erdogan et de M. Davitoglu dont la nostalgie ancestrale d’un Empire ottoman ô combien étendu est lourd de conséquences géopolitiques ? Sur le terrain :
Une bonne partie des jihadistes à l’oeuvre en Syrie sont soignés dans des hôpitaux turcs. L’un d’eux, moins secret qu’il ne l’était il y a encore quelques mois, est supervisé par la fille d’Erdogan, Sümeyye. Il se trouve à Sanhurfa, dans le sud-est du pays.Les blessés y sont transportés par l’intermédiaire du MIT, services secrets turcs.
Le pétrole syrien et irakien pillé par Daesh transite via BMZ Group, une compagnie maritime appartenant au fils d’Erdogan, Bilal. Entre 200 et 300 puits de pétrole syriens sont contrôlés par l’EI. 30.000 baril par jour sont quotidiennement acheminés vers la Turquie qui participe de facto à l’enrichissement tout à fait spectaculaire de l’EI. Sachant que le prix du baril pour la Turquie est estimé à 10 dollars et que le reste est revendu pour son prix réel, il est très clair que les frappes russes mettent en péril la subsistance d’un exportateur certes monstrueux mais valant son prix d’or.
Très curieusement, dans certaine zones de la Syrie contrôlées par les groupes salafistes Jaabat al-Nosra et Jaish al-Fatah, la livre syrienne a été remplacée par la livre turque. La monnaie est acheminée via la province de Hatay (Antioche). Il semblerait – cela reste à vérifier – que les F-16 aient descendu le SU-24 pour l’empêcher si ce n’est de bombarder un convoi censé acheminer la monnaie turque vers la frontière syrienne du moins de le repérer.
Il est donc certain – et l’embarras de l’OTAN en témoigne – que oui, la Turquie aurait pu en l’occurrence agir par elle-même. Il lui est insupportable de constater que le projet de destruction et de salafisation ambiante de la Syrie est en passe d’échouer. Il lui est aussi insupportable de constater que les attentats parisiens du 13 novembre ont poussé Paris à revoir une position jusque là stupidement intransigeante. La Grande-Bretagne n’est pas en reste Cameron venant de déclarer que Londres avait de moins en moins de divergences avec le Kremlin quant au dossier syrien et l’Allemagne refusant de justifier l’incident de mardi. Ceci dit, vu les arcanes de l’Etat profond américain, il apparaît pour l’instant difficile de dissocier les deux options un grand nombre d’intérêts coïncidant.
La riposte russe ne s’est pas fait attendre :
- Déploiement de missiles sol-air S-400 Triumph qui permettront d’établir un contrôle tous azimuts sur l’espace aérien syrien depuis la base de Hmeimim.
- Déploiement du croiseur lance-missiles Moskva au large de Lattaquié.
- Destruction totale des positions turcomans se trouvant dans la zone où le pilote russe éjecte a été abattu mais pas au-delà ! (voir option numéro 1).
Le bombardement d’un convoi (supposément) humanitaire turc dans la région d’Aazaz reste à élucider. A-t-il été vraiment bombardé par les Russes ? S’agissait-il réellement d’un convoi humanitaire ? Nous sommes dans l’incertitude Aazaz étant connu pour être un point de ravitaillement important de la gent jihadiste.
De son côté, l’UE s’est rapproché davantage encore de la Russie dans la guerre qu’elle livre à l’EI. Al-Nosra a été lui aussi porté dans la liste des organisations terroristes. Il y donc comme une lueur d’espoir au coeur du chaos. La Turquie voit se réduire comme peau de chagrin (pour ne pas dire à zéro pointé) ses chances d’adhésion à l’UE. Seuls les Pays Baltes, réputés pour leur russophobie rabique, ont manifesté un certain soutien à Ankara.
Kiev s’est définitivement ridiculisé en proposant de décorer les pilotes des F-16 à l’origine du crash. Tourtchinov, plus éloquent que jamais, a montré le vrai visage du Front populaire de Iatseniouk … enfin, pour ceux qui avaient encore quelques doutes.
Ne reste plus qu’à cerner la position étasunienne. Il semblerait – j’insiste lourdement sur ce conditionnel – qu’il n’y ait pas d’unanimité au sein du Département d’Etat. En tout cas, les réactions de l’OTAN ont été très réservées et il n’y a pas eu de justification officielle des agissements d’Ankara. Non pas que le projet de renversement d’Assad ait été reporté aux calendes grecques mais plutôt que les States, de un, n’ont pour l’instant pas intérêt à souffler sur les braises l’UE n’appréciant pas puisqu’il en va cette fois et pour de bon de sa sécurité, de deux, reconnaître tacitement leur soutien à l’EI, Al-Nosra, ASL et compagnie reviendrait à confirmer le bien-fondé des griefs de la réinformation anti-atlantiste. Cependant, c’est en vertu de cette absence d’unanimité au sein des élites politiques US et de l’hystérie incontrôlable d’Erdogan que de nouvelles provocations ne sont pas à exclure dans les prochains temps.
Françoise Compoint
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