Les Etats-Unis tiennent un compte précis de leurs bases militaires à travers le monde. Le terrain d’aviation près de la ville de Rmeilane deviendra leur première plate-forme opérationnelle interarmée en Syrie. Initialement destiné au transport de produits agricoles, l’aéroport se trouve près des frontières avec l’Irak et la Turquie et était jusqu’ici contrôlé par les Kurdes. Cerise sur le gâteau : Rmeilane est le premier champs pétrolier de la Syrie en termes de superficie. Mettons les choses au clair.
“D’après plusieurs services de renseignement européen, l’information est tout à fait crédible”, nous a confié Richard Labévière, journaliste et essayiste français, rédacteur en chef de la revue de l’Institut des hautes études de défense nationale Défense (2003 — 2010). “Cela fait plusieurs semaines que les Etats-Unis cherchent un point d’appui de leurs forces spéciales engagées en Syrie pour faire du marquage des cibles au sol pour leurs opérations aériennes. Dans ce contexte, The New-York Times a dit que beaucoup de groupes djihadistes avaient été financés directement par l’Arabie Saoudite à la demande des services américains. Maintenant, c’est dans des conditions naturelles et logiques de la montée en puissance de dispositifs militaires américains, que Washington dispose d’une, voire de plusieurs plates-formes interarmées pour les F16.” Serait-ce réellement pour frapper Daesh dans son sanctuaire syrien ?
Les Etats-Unis cherchent, avant tout, à bétonner leurs positions au Proche et Moyen-Orient pour fermer la porte aux “nouveaux venus”. Le 28 septembre dernier, prenant la parole devant l’Assemblée générale de l’ONU, le président russe Vladimir Poutine avait fait le bilan désastreux d’un an d’opérations américaines qui n’ont absolument pas contribué à neutraliser Daesh, et avait proposé une coalition unique. Les Occidentaux avaient refusé. Après les attentats de Paris, François Hollande s’était précipité chez Vladimir Poutine pour reprendre sa proposition. Mais avant de se s’entretenir avec son homologue russe, le président français s’est rendu à Washington. L’administration Obama lui a dit qu’en tant que membre du commandement militaire de l’OTAN, Paris ne pouvait pas tendre la main à Moscou. Résultat: Hollande n’a plus parlé de coalition mais de coordination.
Dans un contexte plus large, on revient sur la confrontation russo-américaine où l’OTAN continue à développer son programme antimissile qui, disait-on, était orienté contre l’Iran. Barack Obama avait juré, en avril 2009, que si l’on arrivait à régler la question du nucléaire iranien, le système de défense antimissile ne serait plus d’actualité. Sitôt dit, sitôt oublié : l’OTAN n’est pas disposée à démonter le bouclier antimissile en Pologne et en Roumanie. Ainsi, “la géographie des initiatives américaines au Proche et Moyen-Orient et, notamment, sur la crise syrienne, excède les régions en question, explique Richard Labévière. L’administration Obama finissante gère le conflit syrien sur la cartographie de l’OTAN qui fait des liens directs entre la crise syrienne et ukrainienne. Les Etats-Unis ont implanté de nouvelles ogives nucléaires en Allemagne, avec la zone des pays baltes, la zone de l’Arctique, de Mourmansk à la mer de Béring jusqu’au Kamtchatka.”
Sur le plan moyen-oriental, l’aménagement d’une base aérienne américaine en Syrie fait ressurgir la question kurde. Depuis octobre 2014, Washington largue des armes, dont des missiles antichars TOW, des munitions et des médicaments aux combattants kurdes et peshmerga. Le soutien militaire était tellement important que le président turc Recep Tayyip Erdogan, a comparé l’appui occidental aux Kurdes à l’aide au terrorisme. Et aujourd’hui, comment les Etats-Unis ont-ils réussi à s’emparer de l’ancien aérodrome syrien contrôlé par les rebelles ? Leur ont-ils promis l’autonomie ? Après Berlin, la Corée, le Vietnam, la Syrie va-t-elle connaître sa scission en deux blocs, avec un mur/frontière entre les deux ?
C’est là que la Turquie entre dans le jeu pour contenir son plus grand cauchemar qui serait l’émergence d’une région autonome, voire d’un Etat transfrontalier kurde. Ankara est dans un paradoxe total. Primo, personne ne prétend le contraire, mais tout le monde sait que le pays est commercé du pétrole de contrebande de Daesh avec l’aval des Kurdes du “Kurdistan d’Irak”. De nombreux pays, dont la Russie, la Syrie, l’Irak, la Grèce et Israël, ont déjà accusé la Turquie d’être en cheville avec l’Etat islamique pour faire passer du pétrole de contrebande à sa frontière. “Il n’y a que les Etats-Unis qui ne le voient pas à cause de leur myopie géopolitique”, a écrit le président de la commission des affaires étrangères de la Douma Alexeï Pouchkov, sur compte Twitter.
Secundo, depuis le 24 juillet dernier, le pays a lancé des opérations visant les bases des peshmerga et du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), notamment en Irak. Il est avéré que les raids aériens frappent davantage la rébellion kurde que les positions de l’Etat islamique ce qui relance les interrogations sur les intentions réelles de la Turquie, car les Kurdes sont la première force au sol à lutter contre Daesh et les mouvements islamistes.
Tertio, Ankara et Washington n’excluent pas une solution militaire au conflit syrien. C’est la déclaration du vice-président américain Joe Biden, lors de sa rencontre avec le premier ministre turc Ahmet Davutoglu, le 23 janvier : “Si la solution politique s’avère être impossible, les USA et la Turquie sont prêts à recourir à une opération militaire pour vaincre Daech”. S’il pense ce qu’il dit, c’est que le déploiement au sol ne viserait pas que l’Etat islamique, mais aussi l’ingérence dans la guerre civile. Une solution qui comporterait le génocide des Kurdes par la Turquie pendant que les Etats-Unis colonisent la Syrie et repoussent les djihadistes en Lybie. Quelles que soient les intentions réelles de Biden et de Davutoglu, les Occidentaux iraient se brûler les doigts vue la montée en puissance de dispositifs militaires russes sur le terrain.
Aussi significative soit-elle sur le plan militaro-politique, l’installation d’une base américaine laisse ouvertes plusieurs interprétations possibles. Force est de constater que les Etats-Unis flirtent avec les protagonistes majeurs de la crise syrienne, y compris la Russie. Rappelons qu’en automne dernier, Barack Obama a annoncé le quasi doublement du contingent américain en Irak, avec l’envoi de 1.500 conseillers militaires supplémentaires pour entraîner les forces irakiennes, y compris kurdes, dans la guerre contre l’Etat islamique. On peut gager que les forces spéciales américaines ont servi à couvrir les travaux sur l’aérodrome de Rmeilane. Un parallèle se dresse avec la Seconde guerre mondiale, lorsque les Etats-Unis ont laissé le continent européen lutter contre les nazis pour ensuite venir avec un plan Marshall et leur monnaie. C’est bien dans l’esprit d’un pays habitué à voler au secours de la victoire.
Valéria Smakhtina
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