La multiplication des check points pour filtrer le passage des personnes et des marchandises vers les «républiques» séparatistes provoque la colère des habitants et ternit l’image de Kiev. Durant six jours, «Le Temps» vous emmène le long de la ligne de front qui divise l’Ukraine à la rencontre des acteurs et des victimes de cette crise.
Sous un soleil de plomb, la jeune femme en larmes remonte la colonne de voitures bloquées par le check point de l’armée ukrainienne. Le premier hôpital est à une trentaine de kilomètres. Mais avec la guerre et les barrages de sécurité, qui sait combien de temps il faudra pour le rejoindre. Proche du terme de sa grossesse, elle a demandé une faveur: quitter la file «rapide» de véhicules réservée aux malades et aux familles avec enfants pour passer en priorité. Refus sec.
– «Et si j’accouche ici?» Le soldat armé d’un fusil-mitrailleur a pointé du doigt une ambulance.
– Et si je meurs?
– Ici on ne meurt pas. C’est de l’autre côté qu’on meurt.» L’autre côté, d’où elle vient, ce sont les territoires gérés par les séparatistes pro-russes.
Sur la route qui relie Artemisk, ville ukrainienne sous contrôle gouvernemental, à Gorlivka, ville passée du côté de la «République populaire de Donetsk» (DNR, autoproclamée), l’attente aux check points peut durer des heures, et cela dans les deux sens. Une région où s’est instaurée une frontière, comme sur toute la ligne de front qui sépare le pays en deux. Une zone où l’arbitraire s’installe, où les humiliations sont fréquentes, où la corruption et les trafics fleurissent.
A l’est de l’Ukraine, l’heure est officiellement à l’armistice. Mais le cessez-le-feu est violé quotidiennement. Depuis mai, les échanges de tirs se multiplient, les armes se massent le long d’une ligne arrêtée par les accords de Minsk, faisant craindre une nouvelle flambée de violence cet été. Kiev accuse la Russie et les rebelles des territoires séparatistes de préparer une «guerre totale». Les séparatistes disent riposter aux provocations des combattants ukrainiens. Moscou dénonce la «mauvaise foi» de Kiev et de ses alliés occidentaux. L’Europe et les Etats-Unis pointent du doigt la Russie, qui déverse armes et combattants en Ukraine. Le climat est à la surenchère.
De Gorlivka à Marioupol, en passant par les faubourgs ouest de Donetsk, les troupes du génie creusent des tranchées à travers les champs dont la terre est fraîchement retournée. Rondins de bois, ciment, rails, blocs de béton antichars, les matériaux s’entassent aux côtés de pelleteuses traçant le sillon d’une ligne Maginot du Donbass qui pourrait s’étirer sur 500 kilomètres. Par endroits, les guérites de sacs de sable font place à de petits bunkers. Et les deux camps minent les terrains autour des axes stratégiques.
Dans ce conflit qui a déjà fait plus de 6400 morts, l’artillerie joue un rôle central. Mais bientôt, peut-être, c’est une guerre de tranchées qui pourrait s’installer dans les marges de l’Europe, un siècle après la Première Guerre mondiale.
Dans le langage officiel ukrainien, on parle de la zone d’opération antiterroriste, ou ATO. «Ce n’est pas une guerre civile ou une guerre contre les russophones comme l’affirme la propagande russe, mais une opération de police contre les terroristes», explique le colonel Valentyn Fedichev. C’est au nom de ce combat que Kiev a décidé en fin d’année dernière de stopper les paiements des retraites et de geler le système bancaire du côté séparatiste, ainsi que de limiter le commerce, afin de s’assurer que cet argent ne soit pas détourné au profit des leaders de la rébellion. Moscou et les séparatistes parlent de blocus économique pur et simple.
Ce sont en tous les cas ces barrières qui nourrissent la corruption et la contrebande. Sergueï, un homme d’affaires, raconte le passage d’un camion transportant cinq tonnes de poulet à un check point ukrainien. Après négociation avec leur commandant, les trois militaires en faction se mettent d’accord pour prélever chacun une taxe de trois hrivnas par kilo de poulet, soit un total de 45 000 hrivnas (environ 2250 francs). «Au début, c’était les bataillons de volontaires qui faisaient du pillage, ils n’étaient pas très disciplinés. A présent, on ne sait plus très bien qui c’est, explique cet ancien habitant de Marinka ayant fui à Donetsk après la destruction de sa maison et qui demande à rester anonyme. Les gens sont furieux. Nous sommes pris en otage. La seule façon d’arrêter cette corruption, c’est de chasser ce gouvernement de Kiev qui fonctionne comme celui de Ianoukovitch.»
Valentyn Fedichev ne nie pas le problème. «La police traque les éléments pourris et sanctionne ceux qui se sont rendus coupables d’infractions. Mais la corruption est liée à quelques individus, c’est loin d’être la règle dans l’armée, ni un système.» Deux officiers ont été arrêtés.
A Semenivka, à moins de dix kilomètres de la ligne de front, non loin d’Avdiivka, Tania, une jeune retraitée, vend des fraises au bord de la route. «Nous vivons avec 23 hrivnas par jour. C’est rien. Pour le pain et le beurre, je dépense la moitié de la somme», explique-t-elle. Sa retraite mensuelle est de 1000 hrivnas (50 francs). Mais désormais, avec les laissez-passer, il lui en coûte 100 hrivnas en frais de transport pour la percevoir. «Comment voulez-vous qu’on se déplace? On ne demandait rien, tout allait bien. Depuis que l’armée ukrainienne est arrivée, nous avons des problèmes.»
Oleksander Kikhtenko, gouverneur de l’oblast de Donetsk, n’est pas loin de lui donner raison. «Les problèmes de livraison de nourriture et de médicaments, ainsi que du paiement des retraites travaillent contre l’Ukraine», explique-t-il. Ce général à la retraite nommé par le président Petro Porochenko l’été dernier explique que «plus on multiplie les postes de contrôle, plus on les rend imperméables, et plus les risques de corruption sont grands. Un blocus est impossible, ou alors autant jouer cartes sur table et abandonner les territoires. Si cela ne tenait qu’à moi, j’abandonnerais le système des laissez-passer.»
Oleksander Kikhtenko estime que 20% des gens des régions séparatistes sont avec l’Ukraine. «On ne peut pas les lâcher.» Economiquement, les régions de l’est sous contrôle gouvernemental ne pourraient pas survivre sans les liens qui les unissent au Donbass séparatiste, en raison notamment de l’approvisionnement énergétique. «La Russie a su très bien utiliser ces arguments à son profit contre nous.»
Quelques jours après cet entretien, le gouverneur était limogé en raison de positions jugées trop molles à l’égard des rebelles. Son successeur, Pavel Zhebirvsky, appelle au vote d’une loi pour établir un blocus économique complet. C’est ce à quoi semble se résoudre le gouvernement, décidé à asphyxier les «terroristes».
Au check point de Horlivka, les militaires vérifient le nombre de cigarettes et les montants d’argent (10 000 hrivnas maximum par personne). A l’adresse des étrangers, ils ajoutent: «Dites la vérité, il y a des Russes qui combattent de l’autre côté. Il faut plus de sanctions contre Poutine.»
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