Il y a 3 ans, cette photo de Slaviansk est devenue pour beaucoup le triste symbole. Des journalistes ont réussi à retrouver l’homme qui y figure, avec une petite fille morte dans les bras, et à discuter avec lui. Médecin de profession, Mikhaïl Kovalenko vit maintenant en Russie, mais nous ne nommerons pas la région, car les bandéristes recherchent ce chirurgien héroïque.
Mikhaïl Gueorguievitch, voici une photo célèbre. On a dit, dans les médias ukrainiens, que c’était le père de la petite fille qui fuyait les séparatistes, et qu’elle avait été tuée par les « punisseurs ». C’est vous, sur la photo ?
Oui, c’est moi. Je ne sais pas d’où sort cette photo. Mais les bombes qui ont tué cette fillette venaient de Karatchoun. Là se tenait l’artillerie ukrainienne, qui bombardait régulièrement la ville. C’est justement de là qu’on a tiré.
Quel est l’évènement fixé sur cette photo ?
Cela s’est produit à la Trinité. Nous revenions juste de l’église, ma femme et moi. A ce moment-là, les canalisations d’eau de la ville ne fonctionnaient déjà plus. Dans le secteur privé, il y avait des puits artésiens, et tous les voisins allaient y puiser de l’eau. Les insurgés avaient apporté un groupe électrogène (il n’y avait plus non plus d’électricité). On a entendu deux explosions. Ils tiraient sur l’endroit où les gens allaient chercher l’eau. Du coin de la rue est accouru un insurgé qui portait l’enfant dans ses bras. Quelqu’un a crié : « Voici le docteur ! » Le combattant m’a donné la fillette. De chez moi à l’hôpital il y a 500 mètres. J’ai couru là bas. Dès que l’eus posée sur la table d’opération, j’ai compris qu’elle était morte. Elle avait l’articulation de la hanche, l’abdomen et la tête endommagés. Quand j’ai vu, plus tard, cette photo, j’ai compris que l’enfant était déjà morte. Dans le feu de l’action, je ne l’avais pas remarqué.
Qui a tiré ?
La ville est dominée par la colline Karatchoun. La seule montagne dans le secteur. C’était là qu’était installée l’artillerie ukrainienne qui bombardait sans arrêt. C’est précisément de là bas qu’on avait tiré. Et d’ailleurs, on voyait nettement, d’après les traces, d’où venaient les obus. A Slaviansk, les insurgés ne tiraient jamais sur la ville, je peux m’en porter garant.
Beaucoup d’Ukrainiens qui soutiennent l’opération punitive croient que les insurgés se bombardent eux-mêmes.
On peut persuader les gens de beaucoup de choses. Il m’est arrivé de convaincre des malades incurables qu’ils guériraient. Ils me croyaient.
Ils guérissaient ?
Non, ils mouraient. Mais ils le croyaient.
Mikhaïl Gueorguievitch, quelles impressions, quels souvenirs avez-vous gardé du début de la guerre ?
Jusqu’à cette Trinité, j’avais encore l’impression que ça s’arrangerait. Ils tiraient sur les faubourgs, mais il y avait eu assez peu de victimes. L’horreur a commencé le 2 mai. C’est premier mai que la colonne de militaires qui occupait Karatchoun a bombardé le bourg de Semionovka, une agglomération modeste, d’après les mesures du Donetsk, d’environ deux cents foyers. Les gens du coin avaient bloqué la route, pour que la colonne n’aille pas à Karatchoun. Ils s’étaient mis d’accord avec le commandant de la division pour qu’on tire les munitions en l’air, et qu’on rapporte ensuite au commandement : nous avons tout tiré, nous avons dû rentrer. Et la division régulière des FAU a fait quelques salves en l’air, et ensuite s’est mise simplement à viser les gens. C’est ce jour-là que j’étais justement de garde à l’hôpital. C’était la première véritable boucherie. On nous a amené 16 personnes avec des blessures par balles. Des dommages de ce genre, et qui plus est en telle quantité, c’était pour nous, les médecins, complètement dingue. Trois avaient reçu des balles dans le ventre. Un dans la cage thoracique. Celui-ci est mort. Les autres étaient blessés aux jambes. Ce jour-là, nous en avons perdu quatre. Les autres ont survécu. Après cette boucherie, une partie des habitants a fui en ville. Une partie est restée. Un certain équilibre s’est établi entre l’insurrection et les troupes ukrainiennes. L’insurrection était positionnée sous la montagne. L’Armée ukrainienne dessus. Lors de la première étape, Slaviansk a connu quatre attaques. Il y avait beaucoup de victimes dans la population civile. Il y avait des insurgés blessés. On nous a même amené des nats-gardes (NDT : Garde Nationale Ukrainienne constituée de bataillons privés, souvent composés d’extrémistes qui n’obéissent quasiment pas aux pouvoirs de Kiev) . Nous les soignions. Il y avait beaucoup de bombardements de quartiers d’habitation. On a bombardé aussi ma maison. C’est très effrayant d’entendre le bruit des explosions quand on opère des blessés, et il y avait de telles explosions dans l’hôpital que le bâtiment tremblait. Les militaires s’y préparent plus ou moins. Ils savent comment se cacher, comment se comporter en général. Nous ne le savons pas. Une de mes infirmières chef est morte à 30 mètres de l’hôpital. Ils ont bombardé un immeuble depuis un avion. Je me suis installé près d’un aéroport. Et c’est seulement au bout de six mois que j’ai arrêté de sursauter quand j’entendais le bruit d’un avion.
Vous étiez surchargé de travail ?
Pendant quelques temps, je ne sortais même plus de l’hôpital. Les chirurgiens étaient constamment requis, car les victimes arrivaient en flux ininterrompu. Nous ne les partagions pas entre ceux-ci ou ceux-là. Nous opérions tout le monde. Il arrivait d’avoir dans un lit un insurgé, dans celui d’à côté un nats-garde.
Mikhaïl Gueorguievitch, comment avez-vous pris la décision de partir en Russie ?
Le 17 juin, quand les insurgés sont partis, je suis parti aussi. Trois ou quatre jours après. D’abord à Kharkov, puis en Russie. Nous avons appris que la milice se retirait le jour même où elle est partie. Des insurgés sont entrés et m’ont dit : « Docteur, nous quittons la ville maintenant. Ceux qui veulent peuvent le faire avec nous, immédiatement. Asseyez-vous dans notre voiture ». Nous avons brûlé tout l’historique des maladies. Dans la milice, à Slaviansk, il y avait presque tous les habitants du coin. Slaviansk n’est pas une grande ville, à l’échelle du Donbass, 120 000 habitants. Imaginez-vous ce qu’il serait advenu de leurs familles, si l’armée ukrainienne avait connu leurs blessures par balles ? Après le départ de la milice, la ville fut paisible toute la nuit. Une sorte de silence absolu et sonore. Pas d’habitants, pas de soldats ukrainiens. Vers midi, les premiers soldats ukrainiens commencèrent à apparaître dans la ville. Le peuple, naturellement, s’était caché. A ce moment-là, j’étais à l’hôpital et j’observais comment deux BTR passaient puis revenaient. A la nuit, ils s’en allèrent. C’est seulement le troisième ou quatrième jour qu’ils commencèrent à rester en ville. Ils avaient construit une sorte de carré de BTR et dormaient au milieu.
Pourquoi avez-vous décidé de partir ?
C’est personnel. On me tirait personnellement dessus. Au canon, au fusil. On peut sans doute le formuler ainsi : le gouvernement ukrainien faisait tout pour me tuer, moi personnellement. Ils ne m’ont pas tué parce que je suis malin. Non qu’ils n’aient pas bien essayé, ils ont fait cela très bien, mais parce que j’ai eu de la chance, j’ai pu l’éviter. Et vivre dans un pays dont le gouvernement vous tire personnellement dessus, je ne peux vraiment pas.
Ils considéraient qu’ils se trouvaient en territoire ennemi ? Ils avaient peur ?
Oui. Ils ont peur jusqu’à présent. Un ami me l’a raconté. Passé 18 – 19 h., il n’y avait plus personne en ville. Personne ne sortait dans la rue. Ils patrouillaient dans la ville. Mon ami était un peu en retard, mais il rentrait avant le couvre-feu. Et voilà qu’à dix mètres de lui, sur l’asphalte, passe une rafale de mitraillette. Sans aucune sommation. Il a bondi de côté : « Qu’est-ce que vous faites ? » et eux : « Retourne en arrière et contourne-nous ». C’est-à-dire que lorsqu’un civil venait à leur rencontre, ils avaient peur.
Qu’avez-vous entendu dire sur la justice expéditive à Slaviansk ?
Des gens disparaissaient. Un de mes amis a disparu. Il n’était pas dans la milice. C’était juste un petit entrepreneur. La plupart des entrepreneurs finançaient la milice. Et au mois d’août, sa femme a téléphoné en pleurs, elle m’a raconté que son mari était introuvable depuis trois jours. Ainsi seulement parmi mes amis, je connais déjà deux cas similaires.
Mikhaïl Gueorguiévitch, est-ce que Strelkov a quand même monté la tête à tout le monde, ou bien les gens se sont-ils soulevés d’eux-mêmes ?
Strelkov est apparu dans une ville prête au soulèvement. C’est pourquoi tous les « Strelkovistes » étaient des gens du cru. C’était un véritable soulèvement populaire. Au début les gens avaient des fusils à canon scié, des fusils de chasse, et encore des Schmeisser allemands, des APC… Pourquoi les gens ont-ils pris les armes ? Il y a eu des manifestations massives. Et après les manifestations, les gens ont commencé à disparaître. Plus le fait que tout le monde a vu les images de Korsoun-Chevtchenkov. Comment on brûlait les autobus, rouait de coup et tuait les gens. Jusqu’au dernier moment, j’ai considéré ce Maïdan avec scepticisme, avec humour, comme le précédent, celui de 2004. Jusqu’à ce que ne commençât la véritable boucherie. Soudain, comme des diables d’une boîte, ont bondi tous ces « Secteur Droit », « Trident » etc. Nous n’avions auparavant pas entendu parler de telles organisations. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à avoir vraiment peur. Pour la première fois.
La cause du soulèvement n’est certainement pas dans le fait qu’on vous obligeait à écouter les nouvelles en langue ukrainienne ?
Nous avons entendu de nombreuses années Kiev répéter qu’au Donbass ne vivaient pas des gens, mais des « donbassiens », et qu’avec ces donbassiens, on ne pouvait que recourir à la force, que Lvov était la capitale culturelle. Et avec cela qu’ils ont, excusez-moi, un théâtre construit par les Autrichiens, et pas de troupe. Alors que le théâtre académique de Donetsk a monté le « Hollandais volant » et que cette mise-en-scène a fait fureur dans le monde entier. Mais on n’en a parlé nulle part dans la presse ukrainienne. Et cela, alors que toute l’Europe était enthousiasmée par ce « Hollandais volant ». Cela a aussi joué son rôle. Nous avons compris que nous compterions pour rien. Comme ils disaient : « Au pouvoir, en Ukraine, est arrivé un gouvernement de vainqueurs ». Pas de toute l’Ukraine, mais des vainqueurs. Tout ce que j’ai observé en Ukraine est entièrement décrit par Feuchtwanger, par Remarque. Je me sentais tantôt l’un ou tantôt l’autre personnage de leurs romans. Seulement par exemple, dans L’obélisque noir, les héros sont dans la situation où la junte a déjà perdu.
On peut dire que vous avez eu des relations face à face avec des nazis, même blessés. Peut-être qu’après avoir vu les résultats de leur « patrie zakhiste », appris la vérité sur les enfants massacrés, les civils, quand il n’y avait pas la télévision ukrainienne auprès d’eux, leur opinion a changé ?
Je ne me souviens pas qu’elle ait changé. Et vous savez, à mon avis, le problème n’est pas la télé. Je pense que ce sont peut-être des psychotropes. Les nats-gardes que j’ai vus donnaient l’impression d’être sous l’influence de quelques préparations. Probablement du groupe des phénamines. C’était visiblement une sorte de préparation de combat. Elle entraînait une baisse du niveau de la peur, du seuil de la douleur, une hausse du tonus musculaire, de la rapidité des réactions. On amena à l’opération un des combattants de la nats-garde, qui avait une blessure mortelle. Il se conduisait d’une manière extrêmement inadéquate. Il était dans un état d’excitation. Agressif. Il ne sentait pas du tout la douleur. Il s’est soulevé, assis. L’expression de son visage était impossible à décrire. Des yeux vitreux, une perception de l’environnement dépourvue de sens critique… C’est peut-être subjectif, peut-être que je me trompe. Je pense que la cruauté apparaît dans le processus. Certains s’y abandonnent, d’autres non. Prenons l’exemple de Khatyn. Comme on le met en évidence, ce sont des Ukrainiens qui l’ont fait. En URSS, on a étouffé ce thème. Mais maintenant, on le sait, que Khatyn est un « exploit » ukrainien. C’est pareil ici. Les mêmes personnes, le même comportement.
Pourquoi, pendant la première étape, si peu de gens sont allés dans la milice populaire ?
On ne les prenait pas. Un de mes amis est allé au centre de recrutement. Avec sa carte militaire, un officier de carrière. On lui a demandé : « Vous avez des enfants ?» Il a répondu qu’il en avait deux. On ne l’a pas pris. On prenait des célibataires, des jeunes qui avaient fait leur service.
Vous avez entendu dire que les hôpitaux, sur les territoires occupés par la junte, sont pleins de femmes, et même de fillettes mineurs, violées ?
Je l’ai entendu dire. Mais je ne l’ai pas vu moi-même. Mais je le crois, car j’ai vu ces nats-gardes.
Mikhaïl Gueorguiévitch, peut-on dire que le gouvernement ukrainien organise le génocide de la population du Donbass ?
A votre avis : une ville paisible, dans laquelle se trouve une milice populaire de gens du cru, le gouvernement la bombarde directement ? Au lieu de discuter avec les habitants, d’envoyer un négociateur ? Pourquoi cela n’a-t-il pas été fait ? Pourquoi, après cela, a-t-on commencé les tirs d’artillerie sur la ville ? Et les bombes au phosphore ? J’ai vu ces brûlures. On nous a amené six personnes avec de telles brûlures. J’ai vu tout cela, et je suis prêt à le confirmer sous serment. Porochenko a-t-il envoyé ne fut-ce que quelques parlementaires ? Pour demander au moins : « Qu’est-ce que vous voulez ? » Le peuple voulait simplement se sentir un peuple. Personne n’a pris la peine de nous parler. Et la guerre a commencé.
Voudriez-vous que commencent ces mêmes tirs d’artillerie, cette même guerre dans l’Ukraine occidentale et centrale ? Pour qu’elles éprouvent la même chose que les gens de votre région ? Pour qu’elles comprennent que tuer des civils n’est pas bien ?
En aucun cas ! Ce qui se produit en ce moment en Ukraine, c’est du fascisme. Comprenez le bien. Le Donbass est un endroit où l’on ne divisait pas les gens selon leurs traits nationaux. Où le Russe, l’Ukrainien, le Tatar, l’Arménien, le Juif et l’Ouzbek boivent du cognac à la même table. Grignotent des amuse-gueules et discutent de religion. C’était un tableau étonnant.
Et comment se déroule votre retour à une vie paisible ?
Des amis de Russie m’ont aidé à déménager. Et quand nous sommes arrivés ici, il est apparu que dans un hôpital de la ville, on avait besoin d’un chirurgien et d’un généraliste. Et on nous a pris, ma femme et moi. Nous revenons petit à petit à un rythme de paix. Personnellement, cela fait deux semaines que j’ai arrêté de sursauter la nuit, de tressaillir au bruit des feux d’artifice des mariages. J’ai envie de souhaiter à tout le monde la paix et une vie tranquille.
Traduction Laurence Guillon
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