La première visite officielle de R. Tillerson en Russie s’est passée comme attendue, l’on pourrait dire comme l’espérait le clan néoconservateur: les parties sont tombées d’accord sur le fait qu’il allait être particulièrement difficile de trouver un accord, mais il faut continuer à discuter. La Russie est restée ferme sur ses positions et a répondu de manière asymétrique au “bazar” organisé par la délégation américaine.
Le contexte politico-médiatique de la visite de R. Tillerson en Russie, dont nous avons parlé hier, a pesé sur la rencontre entre les deux ministres des affaires étrangères russe et américain.
Tout d’abord, la veille de son arrivée, la rencontre de Tillerson avec des experts et des représentants de la société civile a été annulée, ce qui est surprenant puisque, en général, la visite du Secrétaire d’Etat américain en Russie est l’occasion pour l’opposition radicale de discuter avec son plus grand soutien.
L’on notera également le spectacle déplorable organisé par le groupe de journalistes américains, jouant parfaitement leur rôle, lors de la première conférence de presse avant le début des discussions, qui a forcé S. Lavrov à réagir avec cette force calme naturelle qui le caractérise, demandant tout d’abord sèchement à la journaliste américaine si elle a été éduquée de cette manière et qui l’a éduquée? La gifle, suivie d’un sourire calmant tout ce petit monde. Une main d’acier dans un gant de velours. Très efficace.
La porte-parole du Ministère des affaires étrangères, Maria Zakharova, déclare n’avoir jamais entendu parlé d’un tel “bazar” dans ce lieu habitué à d’autres moeurs. Et pour cause, c’est la preuve d’une arrogance sans nom et totalement volontaire, visant semble-t-il, dans la tactique américaine, à vouloir dégrader la diplomatie russe, particulièrement forte aujourd’hui. Dans cette catégorie, l’on classera également la sortie cavalière de R. Tillerson disant globalement qu’il ne voit pas l’intérêt de danser le tango avec Lavrov, puisque “l’autorité” est ailleurs. Et cette autorité, jusqu’au dernier moment, n’a justement pas invité Tillerson, dont le rendez-vous n’a pas été inscrit dans l’agenda présidentiel, évitant ainsi toute officialisation et baissant d’autant le niveau de la rencontre.
Des premiers pourparlers ont lieu avec Lavrov, puis Tillerson retourne à l’hotel. A 18h, V. Poutine se libère et reçoit les deux ministres des affaires étrangères pendant près de deux heures, ensuite Tillerson et Lavrov ont repris leur discussion quelques temps avant la conférence de presse commune.
Dès le début de la conférence de presse, l’on comprend que l’entretient ne s’est pas passé comme les Etats Unis le voulaient.
La permière chose qui saute aux yeux est ce qui n’a pas été dit. Alors que l’administration américaine exigeait de la Russie, sur la Syrie, qu’elle fasse un choix clair – pas un mot, le ton est très conciliant. Alors qu’il était exigé que la Russie “rende” la Crimée à l’Ukraine après son “annexion” – ces termes ne furent pas employés, Tillerson leur a préféré une formule vague “les évènements” et aucun mot sur la fameuse restitution.
C’est ici que l’on voit la fin de la politique de communication avec ses effets de manches et ses grandes déclarations pour se retrouver plongé dans toute la force et la finesse de la diplomatie. Sur ce terrain, la Russie a un avantage incontestable avec la personnalité et l’expérience de Lavrov, face à Tillerson qui fait ses débuts, seuls, sans conseillers sur la Russie. L’amateurisme se sent.
Les déclarations de part et d’autres font comprendre qu’aucun accord sérieux sur le fond n’a été trouvé. La coopération dans le ciel syrien est restaurée, ce qui est plutôt une bonne chose pour éviter les incidents. Le canal de discussion directe et non médiatisé russo-américain sur l’Ukraine va être rétabli pour parvenir à la mythique application de ces accords de Minsk.
Mais plusieurs fois, Lavrov rappelle les intérêts nationaux de la Russie et l’histoire. La position des Etats Unis est de vouloir faire table rase du passé, comme si le changement de Président entrainait une rupture de l’Etat et les dégageait de toute responsabilité. Lavrov rappelle à son homologue l’importance de connaître le passé pour ne pas répéter les mêmes erreurs (Yougoslavie, Irak, Libye …), lui donnant au passage une leçon de diplomatie appliquée. Lorsque Tillerson lance l’idée selon laquelle l’ère d’Assad arrive à son terme, Lavrov intervient rapidement rappelant que la Russie soutient l’étaticité en Syrie, qu’elle est contre les renversements de régime et que c’est au peuple syrien de décider qui doit être son Président, mais pour l’instant c’est contre le terrorisme qu’il faut lutter.
Alors que, ici, les choses sont dites de manière diplomatique, dans les formes sans pour autant en perdre leur puissance, un tout autre registre de langage est employé au Conseil de sécurité de l’ONU par le représentant temporaire de la Russie, Vladimir Safronkov, après l’arrogance du représentant britannique, Matthew Rycroft, accusant la Russie “d’abuser de son droit de veto“. Il est vrai que la Grande Bretagne, avec l’Ukraine, militait pour la restriction du droit de veto, idée qui a trouvé un refus ferme et de la part des Etats Unis et de la part de la Russie.
Concrètement, la Russie a opposé un veto à la résolution proposée par les Etats Unis, l’Angleterre et la France sur la Syrie conduisant à faire peser sur Assad la responsabilité de l’attaque chimique avant toute enquête indépendante. La réaction du représentant russe mérite une analyse particulière, tant sur le fond, que sur la forme, sans oublier l’importance du moment choisi. Mais avant toute chose, voici la vidéo en russe:
Ici une traduction en français, l’on y perd beaucoup, mais cela peut aider à comprendre la suite:
Sur le fond, l’intervention de V. Safronkov remet les choses à leur place. Il accuse l’Angleterre de soutenir les groupes terroristes, intime à la France et à l’Angleterre de ne pas penser à bombarder l’ambassade russe à Damas, accuse les Etats Unis de ne penser qu’à une chose, faire tomber les régimes. Il semblerait que ce soit la priorité pour les Occidentaux: faire tomber les régimes et non lutter contre le terrorisme. Il met l’Occident face à ses obligations: puisqu’il y a un lien avec les groupes terroristes, il faut faire pression sur eux pour qu’ils cessent le combat armé et passent sur le plan politique. Il accuse ici ces pays d’hypocrisie et d’arrogance, de destabiliser la situation, d’avoir une vision très sélective de l’aide humanitaire – qui étrangement n’est pas délivrée dans les zones libérées par l’armée syrienne, mais uniquement dans les zones tenues par les groupes terroristes.
En quelque sorte, V. Safronkov a dit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas. Le problème est comment il l’a dit. En tutoyant, en interpellant. En faisant une diplomatie de moujik. Il est vrai que Churkin nous avait habitué à autre chose et qu’il est difficile de tenir un tel niveau. Mais, là, le niveau est tombé très bas. Le problème de V. Safronkov est qu’il est un très mauvais acteur, il n’est manifestement pas à l’aise dans le rôle. Le résultat est contre productif et particulièrement mauvais pour l’image de la Russie, notamment à l’ONU. Surtout que le tutoiement ne choquera pas les anglais ou les américains, auxquels il s’adresse principalement, le you absorbant les nuances, mais les européens apprécieront.
En fait, il est dommage que la prestation ait été de piètre qualité, car l’effet aurait pu en être décuplé avec un bon orateur. Même avec ces sorties. Mais ici, au contraire, nous sommes dans la situation où la forme handicape le fond. Encore faut-il savoir insulter avec de la hauteur, pour non seulement garder la face, mais en imposer.
Ceci est d’autant plus regrettable que le timming était parfait. Faire un tel scandale à l’ONU, alors que la visite officielle de Tillerson avait été médiatiquement préparée avec une arrogance sans nom, Tillerson, le preux chevalier portant au bout de son bras cet ultimatum qui va faire poser le genou à terre à la Russie. Et pendant ce temps-là, une réponse asymétrique a été apportée. La Russie a supporté le comportement des journalistes américains, a organisé une rencontre avec V. Poutine. Tillerson a été reçu froidement, mais correctement. Fermement. Le scandale a été déplacé dans l’espace sinon dans le temps. La technique est intéressante, mais assez dangereuse pour, espèrons-le, ne pas être répétée trop souvent. S’il pouvait être utile de rabaisser ainsi le niveau des représentants de la coalition US à l’ONU en dressant leur portrait sans retouche, les implications peuvent dépasser les attentes et toucher aussi tant l’image de la Russie – souvent présentée comme mal dégrossie – que celle du Conseil de sécurité – déjà largement mise à mal.
En tout cas, le message est passé. D. Trump déclare que finalement il n’est pas si attaché que ça au départ immédiat d’Assad qui partira bien tôt ou tard et d’ailleurs il n’a pas l’intention de s’intéresser plus avant à la Syrie: il a d’autres priorités à l’intérieur. Même le New York Times note l’impasse de la rencontre entre Tillerson et Poutine, leur désaccord ne venant pas de divergences de vues ponctuelles, mais d’une vision du monde différente et d’une appréciation des faits diamétralement opposée:
Dangling meetings is an old technique for Mr. Putin, used to keep other leaders off balance and demonstrate his control. But when Mr. Putin and Mr. Tillerson did meet, it was clear that they not only have different world views, but that they have different views of the facts. And that made it difficult to achieve anything other than cosmetic accords on the issues over which the two nations, in a revival of Cold War rhetoric, have charged each other with lying about.
Le principal intérêt de cette visite a été pour chacun de tester les forces réelles de l’autre. L’administration Trump a été confrontée à la réalité de la diplomatie, sans y être préparée, ce qui a fortement affaibli sa position. Sans vouloir entrer en conflit direct, la Russie a déporté sa réponse dans le cadre plus impersonnel du Conseil de sécurité. Laissant ainsi Lavrov dans le rôle qu’il maîtrise à merveille: celui de la diplomatie de haut vol. Rôle que bien peu de diplomates aujourd’hui peuvent assumer. Et manifestement Tillerson n’en fait pas partie, le business ne prépare pas à tout. Ce combat de Titans ne va pas se calmer, chaque concession sera interprétée comme une faiblesse. Le New York Times l’a parfaitement perçu. Si la Russie veut jouer un rôle indépendant sur la scène internationale, elle ne peut le faire que, au mieux, sans les Etats Unis, au pire contre les Etats Unis. Une position conciliante ne ferait, malheureusement, que durcir le rapport de force en sa défaveur.
Karine Bechet-Golovko
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