Et si ce n’était que ça ! Après cinq ans de guerre, la Turquie a lancé, mercredi à l’aube, une offensive sans précédent en Syrie. Acteur “marginal” et à la fois incontournable du conflit, Ankara prétend renverser les règles déjà évolutives du théâtre de l’absurde moyen-oriental.
A peine cinq mois ont-ils écoulé après le retrait des forces russes de Syrie, la Turquie a changé de tactique en déclenchant une opération au sol. D’abord, l’objectif du “Bouclier de l’Euphrate” était de “nettoyer le district de Jerablus de l’organisation terroriste Daech”, a annoncé un communiqué officiel du Bureau du premier ministre turc. Plus tard, le président Recep Tayyip Erdogan a précisé que l’offensive viserait non seulement les djihadistes, mais également les Unités de protection du peuple, une branche armée kurde proche du Parti des travailleurs du Kurdistan turc, PKK. En d’autres termes, Ankara va une fois de plus concentrer ses efforts contre les Kurdes, bien que ceux-ci s’avèrent les plus capables de stopper l’Etat islamique. Et cela se fait avec la bénédiction de Washington.
Que cache cette intervention que personne n’attendait? C’est une conjonction de plusieurs facteurs:
- La lutte contre l’islamisme radical et la quête d’une sérénité intérieure. Avec près de 20 attentats meurtriers, faisant près de 250 victimes et au moins autant de blessés depuis le début de l’année, la Turquie est la cible privilégiée du terrorisme. Dernière circonvolution: le triple attentat-suicide qui a fait au moins 45 morts, fin juin, à l’aéroport Atatürk d’Istanbul et le mariage sanglant samedi à Gazientep qui a coûté la vie à 54 personnes.
- La question kurde et la conquête de territoire.Déloger Daesh de Jerablus n’est qu’un prétexte pour massacrer les Kurdes qui avancent nettement dans le Nord-Ouest. Après avoir “perdu” la ville syrienne de Manbij, Ankara met tous ses efforts pour empêcher la jonction des canton kurdes: à Jerablus et, en perspective, à Raqqa, la capitale califale.
- La realpolitik à la turque et les ambitions néo-ottomanes d’Erdogan. Primo, en tant que puissance islamiste en phase d’expansion, la Turquie nourrit l’idée d’un leadership régional.Cibler à la fois l’Etat islamique et les Kurdes signifie faire d’une pierre deux coups: en attaquant un concurrent, d’une part, et les ennemis, d’autre part. Secundo, Ankara cherche à rétablir son status-quo aux yeux des Occidentaux. Car le retrait des armes nucléaires tactiques américaines de la base aérienne d’Incirlik a remis en question les relations de confiance entre la Turquie et les Etats-Unis.
- Un accord entre la Turquie et l’Etat islamique que craint le conseil militaire du Kurdistan syrien. Cela semble un peu tiré par les cheveux mais pas impossible, parce que les liens entre l’organisation terroriste et la Turquie sont bien connus. Vous n’êtes pas sans vous rappeler la fameuse déclaration du vice-président américain Joe Biden que “nos amis turcs, saoudiens, qataris ont financé, aidé Daesh”. De surcroît, les renseignements sont disponibles sur les liens personnels du président Erdogan avec le banquier d’Al-Qaïda et sur le recel par son fils du pétrole volé par Daesh.
La réaction internationale est d’un cynisme absolu. Washington continue son double-jeu. Tout en assurant la couverture aérienne à la tête de la coalition internationale anti-Daesh, les Etats-Unis soutiennent secrètement un avenir fédéral kurde. En ce qui concerne le gouvernement syrien, il dénonce, en sainte colère, “l’agression” turque qui n’est rien d’autre que la “violation flagrante de la souveraineté” nationale. Sur le point précis des Kurdes, en revanche, Erdogan et son homologue Bashar el-Assad ont bien des intérêts convergents. Il existe un accord tacite de facto entre le président syrien et les Kurdes. Maintenant que le régime s’est renforcé, surtout depuis l’accord russo-turc, Damas ne veut pas non plus que les Kurdes de Syrie deviennent trop importants.
Face à ce théâtre de l’absurde moyen-oriental, la Russie, elle, semble faire un écart. Compte tenu de de la normalisation des relations avec la Turquie et de la double-alliance avec Bashar el-Assad et les Kurdes (plus précisément, le Parti de l’union démocratique, PYD), Moscou s’est dite “profondément préoccupée” par l’intervention turque. Le ministère russe des Affaires étrangères a une fois de plus tranché: “La crise syrienne ne peut être réglée que sur la base du droit international, à travers un dialogue intersyrien, avec la participation de tous les groupes ethniques et confessionnels, y compris les Kurdes”.
Quoi qu’il en soit, un pas important vient d’être franchi, pour le meilleur ou pour le pire. Une chose est sûre: les objectifs d’une “lutte antiterroriste” ne tiennent pas et les Kurdes syriens seraient les grands perdants d’une nouvelle aventure turco-otanienne au Moyen-Orient.
Valéria Smakhtina, Pravda.ru
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